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Le soleil était à mi-chemin de midi quand les accusateurs arrivèrent, accompagnés de leur avocat, un ange loquace du nom de kRo. Les anges n’avaient pas le droit de voler dans l’enceinte du tribunal, mais kRo avait une façon bien à lui d’ouvrir ses ailes et d’effectuer une sorte de vol plané tout en se déplaçant d’avant en arrière, tandis qu’il s’enflammait en même temps que le public. Du coup, il paraissait à la fois plus grand et plus gracieux que son adversaire, et nombre d’avocats humains refusaient des affaires qui risquaient de les confronter à kRo.

Une fois les plaignants installés et la galerie bourrée à craquer, cependant que des centaines de curieux vociféraient à l’extérieur, réclamant des places qui n’existaient pas – « Je ne suis pas gros ! Je peux me caser n’importe où ! » – Pabul apparut, flanqué de deux gardes. En cas d’émeute dirigée contre le juge, ils ne constitueraient pas une protection bien efficace, sinon qu’ils pourraient peut-être contenir l’assaut assez longtemps pour lui permettre de regagner sa salle privée. Leur rôle était plutôt de le protéger d’un assassin isolé ; il y avait un siècle qu’aucun juge ne s’était fait abattre en audience publique, et davantage encore qu’aucun ne s’était fait molester par la foule, mais les protections restaient maintenues. On pensait généralement que la présente affaire ne donnerait lieu à aucune violence, mais elle échauffait davantage les esprits que la plupart, et la polémique incitait à considérer les gardes sous un jour nouveau. Leur présence n’était pas une simple formalité. Ils étaient armés ; c’étaient de grands et vigoureux humains.

La famille royale n’était représentée par aucun de ses membres. De longue date, la tradition voulait que, si une personne royale assistait à un procès, elle siégeât aux côtés du juge et, supposait-on, lui indiquât la volonté du roi dans l’affaire. C’est pourquoi il ne pouvait y avoir d’appel sur un jugement rendu en présence d’une personne royale. Par conséquent, afin de préserver les droits de l’accusé, Ba-Jamim, le père de Motiak, avait lancé la tradition d’interdire à la famille royale l’accès au tribunal lors de procès bénins, de façon à garantir le droit de toutes les parties à faire appel de la décision de justice. Cette autolimitation avait aussi eu l’heureux effet d’accroître l’indépendance des juges et, par contrecoup, leur prestige.

Akma, lui, vint assister au procès, et sa sœur Luet l’accompagna. Arrivés tard, ils ne trouvèrent plus de places qu’au fond, derrière le banc des accusés, d’où ils ne voyaient personne de face. Mais deux proches partisans des plaignants, installés au premier rang avec une vue dégagée sur les acteurs du tribunal, reconnurent Akma et insistèrent pour que sa sœur et lui viennent prendre leurs sièges. Akma feignit d’être surpris et honoré, mais Luet se rappela qu’il était resté debout au fond jusqu’à ce que les deux hommes le repèrent : il savait que des places lui étaient réservées. Et par des sympathisants des plaignants. Il avait clairement choisi son camp.

Bah, pourquoi pas ? Luet aussi, après tout.

« Tu l’as déjà rencontrée ? demanda-t-elle.

— Qui ça ? répondit Akma.

— Shedemei ; l’accusée.

— Ah ! Non. J’aurais dû ?

— C’est une femme remarquable, d’une grande intelligence.

— J’imagine que si ç’avait été une imbécile, personne ne se serait intéressé à elle, fit Akma avec douceur.

— Tu sais, j’étais à son école avec Mère et Edhadeya quand on lui a remis le rôle d’accusations.

— Oui, on me l’a dit.

— Elle savait d’avance les chefs d’inculpation. C’est amusant, non ? Elle les a récités à Husu avant même qu’il puisse les lui lire !

— On me l’a dit aussi. Je suppose que kRo va s’en servir, comme preuve qu’elle était consciente d’enfreindre la loi, quelque chose comme ça.

— Sans doute. Je vois ça d’ici : accusée de trahison pour avoir ouvert une école !

— Oh, à mon avis, ce chef d’inculpation n’était là que pour ajouter à l’odeur de soufre de l’affaire ! Le juge, la petite marionnette de Père, ne prendra même pas la peine d’énoncer cette accusation, tu ne crois pas ? »

Le ton malveillant d’Akma fit grimacer Luet. « Pabul n’est la marionnette de personne, Akma.

— Ah oui ? Alors, ce qu’il a fait aux nôtres, à Chelem, c’était de sa propre volonté ?

— C’était un pantin, à l’époque, celui de son père. Il était très jeune, davantage que nous aujourd’hui.

— Mais nous aussi, nous avons eu son âge. Il avait dix-sept ans. Moi, à dix-sept ans, je n’étais le pantin de personne. » Akma sourit, triomphant. « Ne viens donc pas me dire que Pabul n’était pas responsable de ses actes.

— D’accord, si tu y tiens : il était responsable. Mais il a changé.

— Il a senti d’où venait le vent, tu veux dire. Mais ce n’est pas la peine de discuter.

— Si, c’est la peine. D’où venait le vent, à Chelem ? À qui obéissaient les soldats ?

— Autant que je me rappelle, notre jeune juge commandait une bande de fouisseurs brutaux toujours prêts à fouetter et à griffer femmes et enfants.

— Pabul et ses frères ont risqué leur vie pour mettre fin aux cruautés. Et ils ont renoncé à des postes de pouvoir auprès de leur père pour s’enfuir avec nous.

— Et venir en Darakemba où, à la surprise générale, ils occupent des postes influents.

— Qu’ils ont mérités.

— Oui, mais faisant quoi ? » Akma eut un nouveau sourire de triomphe. « N’essaye pas de raisonner avec moi, Luet. J’ai trop longtemps été ton professeur. Je sais ce que tu vas dire avant même que tu le dises. »

Elle eut envie de lui enfoncer quelque chose de très dur dans les côtes. Quand ils étaient plus jeunes, lors de leurs disputes, elle joignait le pouce, l’index et le majeur pour former une pique solide dont les coups ne laissaient pas Akma de glace. Mais il y avait du badinage dans ce geste, même lorsque Luet était hors d’elle ; aujourd’hui, elle n’osait plus toucher à son frère : l’aimait-elle encore assez pour le frapper sans vouloir le blesser pour de bon ?

Une expression de tristesse passa sur les traits d’Akma.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Luet, moqueuse. Je n’ai pas dit ce à quoi tu t’attendais ?

— Non, je m’attendais à ce que tu me donnes un coup dans les côtes, comme quand tu étais môme.

— Eh bien, je ne suis plus une môme.

— Et aujourd’hui, tu me juges ; non parce que je me trompe, mais parce que je ne suis pas loyal à Père.

— Tu ne lui es pas loyal ?

— L’a-t-il jamais été envers moi ?

— Seras-tu un jour assez adulte pour te débarrasser des blessures de ton enfance ? »

Akma prit un air distant. « Je me suis débarrassé de toutes les blessures qui se sont refermées.

— Plus personne ne te veut de mal, aujourd’hui, dit Luet. C’est toi qui fais du mal à Mère et à Père.

— Je suis navré pour Mère. Mais elle a fait son choix.

— Didul, Pabul, Udad et Muwu, tous nous ont demandé notre pardon. Je le leur ai accordé à l’époque, et je le leur accorde encore aujourd’hui. Ce sont tous devenus des hommes honnêtes.

— Oui, vous les avez pardonnés, tous.

— Oui, répondit Luet. Au ton de ta voix, on a l’impression que ce n’est pas bien.

— Tu avais le droit de leur pardonner ce qu’ils t’avaient fait, Luet. Mais pas ce qu’ils m’avaient fait à moi. »

Luet se rappela Akma, tout seul sur une butte, en train de regarder son père prêcher au peuple, avec les Pabulogi assis au premier rang. « C’est donc ça, le nœud du problème ? Le fait que Père les a pardonnés sans attendre ton accord ?