À neuf ans, Mon devait se contenter de monter sur le toit au coucher du soleil et d’admirer les enfants du ciel – de son âge, voire moins, mais tellement plus libres ! – qui cabriolaient au-dessus des arbres et des champs le long du fleuve, par-dessus les toits, qui s’élevaient, tombaient, remontaient, se chamaillaient follement dans les airs et se laissaient choir comme des pierres, puis, juste avant de percuter le sol, ouvraient grand leurs ailes et repartaient en vol au ras des rues, lancés comme des flèches entre les maisons, tandis que les humains englués sur la terre levaient un poing vengeur en fulminant contre ces voyous, véritables dangers publics pour les honnêtes travailleurs qui ne demandaient rien à personne ! Ah, pourquoi ne suis-je pas un ange ? s’exclamait Mon en son cœur. Pourquoi ne puis-je survoler les arbres, les montagnes, les fleuves et les champs ? Pourquoi ne puis-je surveiller de loin les ennemis de mon père et aller le prévenir à tire-d’aile ?
Mais jamais il ne volerait ; il ne pourrait jamais que s’asseoir sur ce toit et regarder, lugubre, les anges danser dans les airs.
« Ça pourrait être pire, tu sais. »
Il se retourna et fit une grimace à sa sœur. Edhadeya était la seule à qui il eût confié son désir secret. Certes, elle ne l’avait pas divulgué, il fallait bien le reconnaître ; mais quand ils se retrouvaient seuls, elle taquinait son frère sans pitié.
« Il en est qui t’envient, Mon : le fils du roi deviendra un puissant guerrier, grand et fort, voilà ce qu’ils disent.
— Personne ne peut savoir la taille de l’homme à partir de celle de l’enfant, répliqua Mon. Et puis je suis le deuxième fils du roi. Celui qui m’envie est un sot.
— Ça pourrait être pire.
— Tu l’as déjà dit.
— Tu pourrais être la fille du roi. » Edhadeya avait pris un ton vaguement désenchanté.
« Eh bien, tant qu’à être une fille, autant être celle de la reine.
— Notre mère est morte, au cas où tu l’aurais oublié. La reine régnante, c’est Dudagu Gros-Bobo, et tu ferais bien de t’en souvenir. » Le terme enfantin « Gros-Bobo » se traduisait dans l’ancienne langue royale par dermo, au sens beaucoup plus cru, et les enfants prenaient un malin plaisir à appeler leur belle-mère Dudagu Dermo.
« Bah, ça ne veut rien dire, répondit Mon, sauf que le pauvre Khimin est épouvantablement laid à côté des autres enfants de Père. » Le petit garçon en question, âgé de cinq ans, était le fils aîné et, pour l’instant, unique de Dudagu ; elle avait beau intriguer tant et plus pour le faire nommer Ha-Khimin et élever au rang d’Ha-Aron à la place de ce dernier, il était bien certain que ni Père ni le peuple n’accepteraient qu’on destitue Aronha. Le grand frère de Mon et d’Edhadeya avait douze ans et sa taille laissait déjà présager qu’il ferait un vigoureux soldat au combat. De plus, l’autorité lui était naturelle, tout le monde le constatait. Si une guerre éclatait à l’instant, Père mettrait sans aucun doute une compagnie sous le commandement d’Aronha, et les soldats serviraient avec fierté le garçon qui allait devenir roi. Mon remarquait la façon dont les gens regardaient son frère, dont ils parlaient de lui, et il se consumait intérieurement. Pourquoi Père avait-il persisté à engendrer des garçons alors que, dès le premier, Mère lui avait donné la perfection ?
L’ennui, c’est qu’il était impossible de détester Aronha. Ces mêmes qualités qui en faisaient un bon chef à douze ans forçaient aussi l’affection de ses frères et sœur : il ne se montrait jamais brutal, rarement taquin, et toujours il les aidait, les encourageait. Patient devant la morosité de Mon, la violence d’Edhadeya, l’immaturité d’Ominer, même envers Khimin il faisait preuve de gentillesse, alors qu’il était sûrement au courant des manigances de Dudagu pour installer son fils à sa place. Résultat, Khimin vénérait Aronha, naturellement. Edhadeya avait un jour émis l’idée que cela faisait partie d’un plan d’Aronha pour s’attacher ses frères et sœur par une affection si indéfectible que jamais ils ne comploteraient contre lui. « Et à l’instant où il accède au trône… tchic, tchac, on nous tranche la gorge ou on nous brise le cou ! »
Mais si elle racontait cela, c’était seulement parce qu’elle s’était plongée dans l’histoire de la famille. Et de fait, le seul roi bienveillant depuis de nombreuses générations, ç’avait été l’aïeul de Père, Motiak, premier du nom, celui qui avait quitté la terre de Nafai pour fondre son peuple dans celui de Darakemba. Ceux qui l’avaient précédé étaient des tyrans aux mains rouges de sang. Mais c’était peut-être nécessaire en ces temps où les Nafari vivaient en état de siège permanent : s’ils voulaient survivre, pas question de laisser éclater des querelles de succession ni des guerres civiles. Aussi, plus d’un roi fraîchement couronné avait-il mis à mort sa fratrie, en même temps que ses nièces, ses neveux, et, dans un cas, sa propre mère, parce que… Bah, comment savoir pourquoi ces gens d’autrefois avaient commis toutes ces atrocités ? Mais le vieux Bego adorait raconter ces histoires qu’il concluait toujours en rappelant que jamais le peuple du ciel n’avait agi ainsi lorsqu’il était son propre maître. « C’est avec la venue des humains que le mal s’est développé parmi ceux du ciel », avait-il dit une fois.
À quoi Aronha avait répliqué : « Ah bon ? Alors, c’est pour rire que vous appeliez le peuple de la terre les “diables” ? Histoire de les taquiner un peu, c’est ça ? »
Comme d’habitude, Bego avait accueilli l’impertinence d’Aronha avec calme. « Nous ne laissions pas les gens de la terre vivre parmi nous ni s’établir rois de notre peuple ; ainsi leur mal ne pouvait nous infecter. Il demeurait extérieur parce que le peuple du ciel et celui de la terre ne se mélangeaient pas. »
Si nous ne nous étions pas mélangés, songeait Mon, je ne passerais peut-être pas tout mon temps à regretter de ne pas savoir voler. Je me satisferais peut-être de me déplacer à la surface de la terre comme un lézard ou un serpent.
« Ne prends donc pas tout au sérieux comme ça, dit Edhadeya. Personne n’aura la gorge tranchée à cause d’Aronha.
— Je sais, répondit Mon. C’était pour m’asticoter. »
Edhadeya s’assit à côté de lui. « Mon, tu crois à toutes ces vieilles histoires sur nos ancêtres ? Sur Nafai et Luet ? Leur dialogue avec Surâme ? Hushidh capable de voir les liens qui unissaient les gens rien qu’en les regardant ? »
Mon haussa les épaules. « C’était peut-être vrai.
— Issib et son fauteuil volant… On dit qu’il volait parfois lui-même, tant qu’il se trouvait dans la terre de Pristan.
— J’aimerais bien que ce soit vrai.
— Et la boule magique : on la tenait dans les mains, on lui posait des questions et elle y répondait. »
Edhadeya était visiblement tout entière à sa rêverie. Mon contemplait un dernier coin de soleil qui disparaissait par-delà le fleuve. Les étincelles sur l’eau moururent en même temps.
« Mon, tu crois que Père possède cette boule ? L’Index ?
— Je n’en sais rien.
— Et quand Aronha aura treize ans et qu’on lui révélera les secrets, Père lui montrera l’Index, à ton avis ? Et aussi le fauteuil d’Issib ?
— Où est-ce qu’on aurait caché un truc pareil ? »
Edhadeya secoua la tête. « Je l’ignore. J’aimerais seulement savoir pourquoi, si nous avions autrefois ces objets merveilleux, nous ne les possédons plus.