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— Il les a pardonnés avant même qu’ils ne le demandent », murmura Akma. Elle l’entendait à peine dans le brouhaha de la foule, et ne distinguait ses paroles qu’en lisant sur ses lèvres. « Père aimait ceux qui m’avaient tourmenté. Il les aimait plus que moi. On n’a jamais vu d’injustice plus vile, plus perverse, plus répugnante, plus contre nature !

— Ce n’était pas une question de justice, répondit Luet, mais d’éducation. Les Pabulogi ne connaissaient d’autre environnement moral que celui que leur père avait créé pour eux. Avant de pouvoir comprendre ce qu’ils faisaient, ils devaient apprendre à voir le monde comme la Gardienne le voit. Et quand ils ont compris, ils ont demandé pardon et changé leur façon de vivre.

— Mais Père les aimait déjà, souffla Akma. Alors qu’ils te battaient encore, qu’ils me torturaient encore, qu’ils se moquaient de nous deux, qu’ils nous barbouillaient d’excréments de fouisseurs, me faisaient trébucher, me donnaient des coups de pieds, me mettaient tout nu et me tenaient la tête en bas devant tout le monde pendant qu’ils me ridiculisaient – alors qu’ils faisaient encore tout ça, Père les aimait déjà.

— Il avait vu ce qu’ils pouvaient devenir.

— Il n’avait pas le droit de les aimer davantage que moi !

— Son amour pour eux nous a sauvé la vie.

— Oui, Luet, et vois ce que son amour a fait pour eux. Ils prospèrent. Ils sont heureux. À ses yeux, ce sont ses fils. De meilleurs fils que moi ! »

Cette réflexion était désagréablement proche du jugement de Luet. « Rien de ce qu’ils ont accompli, rien dans leur relation avec Père n’était hors de ta portée.

— Du moment que j’admettais qu’il n’y avait pas de différence de valeur entre le supplicié et le bourreau.

— C’est idiot, ce que tu dis, Akma. Ils ont dû changer avant que Père les accepte. Ils ont dû devenir des individus nouveaux.

— Eh bien, moi, je n’ai pas changé. Je n’ai pas changé. »

Il y avait des années que Luet n’avait pas eu de conversation aussi personnelle avec Akma et elle désirait intensément la poursuivre, mais à cet instant un rugissement monta de la foule : on introduisait l’accusée, protégée par huit gardes. C’était là aussi une vieille tradition, mise en place après plusieurs affaires où l’accusé s’était fait assassiner en plein tribunal avant la fin du procès, ou enlever pour subir ailleurs une autre sorte de procès. Les gardes étaient là pour empêcher ce genre de péripéties – un inculpé, disait-on, aurait été abattu pendant son jugement moins de dix ans plus tôt, dans la capitale provinciale et assez reculée de Trubi, tout en amont de la vallée du Tsidorek. Cependant, personne n’imaginait Shedemei en danger. Cette affaire était un coup de sonde, un épisode d’une lutte pour le pouvoir ; Shedemei, en tant qu’individu, n’était l’objet d’aucune passion particulière de la part de ses accusateurs.

« Regarde-moi cet air orgueilleux ! » cria Akma dans l’oreille de Luet.

Un air orgueilleux ? Oui, mais pas de cet orgueil provocateur, effronté que certains affichaient quand on les traînait devant le tribunal. Non, elle s’avançait dignement, sans affectation, tout en regardant ce qui l’entourait avec un intérêt mesuré, sans peur et sans honte. Dans l’esprit de Luet, on ne pouvait pas être accusé d’un délit quelconque et amené devant la cour sans ressentir la moindre gêne à se voir ainsi publiquement exposé ; pourtant, Shedemei ne paraissait pas plus émue qu’un simple spectateur modérément intéressé par l’affaire.

Et cependant, elle y attachait de l’importance : n’avait-elle pas délibérément provoqué ce procès ? Elle voulait qu’il ait lieu. En connaissait-elle l’issue d’avance, comme elle connaissait d’avance les chefs d’accusation ?

« Père t’a-t-il révélé ce que devait décider la marionnette ? » cria Akma à l’oreille de Luet.

Elle feignit de ne pas l’entendre. Les gardes se déplaçaient lentement dans la galerie bondée, obligeant les gens à s’asseoir. Il leur faudrait un bon moment pour rétablir le silence : le public avait envie de faire du bruit.

Luet aurait giflé chacun de ces spectateurs avec plaisir ; avec leur clameur, ils avaient empêché Akma de mettre son âme à nu devant elle. Car c’était bien cela qu’il faisait. Pour une raison inconnue, il avait choisi ce moment pour… pour quoi ? Pour implorer une ultime fois sa compréhension. Oui, c’était cela. Il était sur le point de commettre un acte, un acte public. Il désirait se justifier aux yeux de sa sœur, lui rappeler que c’était son père le premier coupable d’une monstrueuse trahison. Et pourquoi ? Parce qu’Akma lui-même préparait une trahison monstrueuse. Une forfaiture publique.

Il allait témoigner. On allait l’appeler à la barre en qualité de savant, d’expert en enseignements religieux parmi les Nafari. En tant que meilleur élève de Bego, il en avait la compétence ; et même si dans sa famille et chez le roi on savait pertinemment qu’il avait perdu foi en l’existence de la Gardienne, cela ne l’empêcherait pas de témoigner sur ce qu’avaient toujours été les croyances et les coutumes anciennes.

Luet posa la main sur le bras d’Akma et lui enfonça les ongles dans le poignet.

« Aïe ! » cria-t-il en s’écartant.

Elle se pencha et lui hurla dans l’oreille : « Ne fais pas ça !

— Ne pas faire quoi ? » Elle ne perçut sa réponse qu’en lisant sur ses lèvres.

« Tu ne peux rien contre la Gardienne ! Tu n’arriveras qu’à faire du mal à ceux que tu aimes ! »

Il secoua la tête. Il ne l’entendait pas. Il ne la comprenait pas.

La foule commençait enfin à se taire. Le silence s’établit et le dernier murmure s’éteignit. Luet aurait alors pu reprendre sa conversation avec Akma, mais il ne s’intéressait plus désormais qu’au procès. L’instant de grâce était passé.

« Qui parle pour les plaignants ? » demanda Pabul. kRo s’avança. « kRo, dit-il.

— Et qui sont les plaignants ? »

Chacun à son tour fit un pas en avant et se présenta. Trois humains et un ange, tous des notables – l’un retraité de l’armée, les autres hommes de négoce ou de savoir. Tous connus dans la cité, bien qu’aucun n’occupât de poste dont un roi furieux et vindicatif pût le dépouiller.

« Qui parle pour l’accusée ? » demanda Pabul.

Shedemei répondit d’une voix claire et ferme : « Je parle pour moi-même.

— Qui est l’accusée ?

— Shedemei.

— Votre famille n’est pas connue chez nous.

— Je viens d’une cité lointaine qui fut détruite il y a de nombreuses années. Mes parents, mon époux et mes enfants sont morts. »

Luet écoutait avec stupéfaction. Aucune rumeur ne circulait à ce sujet ; Shedemei n’avait jamais dû parler de sa famille jusque-là. Elle avait eu mari et enfants, et ils étaient morts ! Voilà qui expliquait peut-être chez elle cette sérénité qui semblait provenir du plus profond de son cœur. Sa vraie vie était déjà terminée ; elle ne redoutait pas la mort, parce qu’en un sens elle était déjà morte. Ses enfants, disparus avant elle ! Ce n’était pas ainsi que devait tourner le monde !

« J’ai longtemps erré, poursuivait Shedemei, jusqu’au jour où j’ai enfin trouvé une terre de paix, où je pouvais enseigner aux enfants, quels qu’ils soient, qui souhaitaient apprendre et dont les parents voulaient bien me les confier.

— Pro-fouisseurs ! » cria quelqu’un dans la galerie.

Le temps du chahut était passé ; deux gardes fondirent sur le trublion et l’éjectèrent en un clin d’œil. L’un de ceux qui attendaient à l’extérieur aurait sa place.