« La cour est prête à entendre les accusations », dit Pabul. kRo se lança aussitôt dans un inventaire des délits supposés de Shedemei ; mais il ne s’agissait plus des affirmations froides et nues qui se trouvaient dans le rôle d’accusations. Non, chaque chef d’inculpation devenait un récit, un essai, un sermon. kRo, songea Luet, peignait un tableau très coloré de l’affaire : Shedemei souillant les jeunes humaines et les jeunes anges de la cité en les obligeant à cohabiter avec les enfants ignorants et crasseux des fouisseurs du ruisseau des Rats ; Shedemei portant atteinte aux enseignements séculaires des prêtres. « Et j’appellerai à la barre des témoins qui expliqueront en quoi les enseignements de cette femme sont un affront à la tradition des Nafari…» Il devait parler d’Akma, pensa Luet.
« Elle insulte la mémoire de Mère Rasa, épouse du Héros Volemak, le grand Wetchik, père de Nafai et d’Issib…»
Volemak était aussi le père d’Elemak et de Mebbekew, eut envie de rétorquer Luet – et Rasa n’avait rien à voir avec leur conception ! Mais elle se retint, naturellement. Quel scandale, si la fille du grand-prêtre se faisait sortir pour avoir troublé l’ordre du tribunal !
«… en faisant croire qu’elle a besoin d’un surcroît d’honneur, en plus de celui que lui a donné son mariage avec Volemak ! Et pour ajouter cet honneur superfétatoire, elle se sert du suffixe honorifique masculin ro, signifiant “grand professeur”, pour l’attacher au nom d’une femme ! La Maison de Rasaro, voilà comment elle appelle son école ! Comme si Rasa était un homme ! C’est donc cela que ses élèves apprennent en entrant chez elle : qu’il n’y a pas de différence entre hommes et femmes ! »
Au grand émoi de Luet – et de tout le public –, Shedemei prit la parole, interrompant la péroraison de kRo. « Je suis nouvelle venue dans votre pays. Indiquez-moi le suffixe honorifique féminin signifiant “grand professeur” et c’est avec plaisir que je m’en servirai. » kRo attendit la rebuffade de Pabul. « La coutume défend à l’accusé de couper la parole à l’accusateur, dit le juge d’un ton mesuré.
— La coutume, oui, répondit Shedemei. Mais pas la loi. Il y a cinquante ans à peine, sous le règne de Motiab, feu le grand-père du roi, il était fréquent que l’accusé réclame la clarification d’une affirmation obscure de l’accusateur.
— Toutes mes déclarations sont parfaitement claires ! protesta kRo avec humeur.
— Shedemei fait appel à l’ancienne coutume, rétorqua Pabul, visiblement ravi. Elle vous a posé une question, kRo, et la coutume exige un éclaircissement.
— Il n’existe pas de suffixe honorifique féminin signifiant “grand professeur”, grogna kRo.
— Alors, quel suffixe puis-je employer pour rendre hommage à une femme qui fut un grand professeur ? Ceci afin d’éviter que des enfants ignorants ne fassent pas la différence entre hommes et femmes. »
L’ironie subtile du ton disait clairement qu’aucun suffixe ne pouvait entraîner de confusion sur une telle évidence. Certains spectateurs de la galerie rirent discrètement. kRo était agacé : c’était indigne de la part de cette femme d’avoir interrompu son discours soigneusement mémorisé et de l’avoir obligé à répondre de cette façon impromptue !
D’un air supérieur et avec une patience exagérée, kRo expliqua à Shedemei : « Les femmes ayant acquis de la grandeur peuvent obtenir le suffixe ya, ce qui veut dire “grande compatissante”. Et comme Rasa était l’épouse du père du premier roi, il n’est pas inapproprié de l’appeler diva, mère de l’héritier. »
Shedemei écouta respectueusement cet exposé, puis répondit : « Donc une femme ne peut être honorée que pour sa compassion ; tous les autres suffixes honorifiques sont réservés à son mari ?
— C’est exact, dit kRo.
— Affirmez-vous, dans ce cas, qu’une femme ne peut pas être un grand professeur ? Ou bien qu’on ne peut pas appeler une femme grand professeur ?
— J’affirme que le seul suffixe honorifique pour un grand professeur étant masculin, le titre de “grand professeur” ne peut être affixé au nom d’une femme sans commettre un affront contre la nature.
— Cependant, le suffixe ro vient du mot uro, qui est indifféremment masculin ou féminin.
— Mais uro n’est pas un suffixe honorifique.
— Dans tous les anciens textes, à l’époque où est née la coutume des suffixes honorifiques, c’est le terme uro qu’on trouve ajouté au nom. Ce n’est qu’il y a environ trois cents ans que le u est tombé et qu’on a commencé à utiliser ro comme on le fait aujourd’hui. Vous avez effectué des recherches sur ce sujet, je n’en doute pas.
— Nos témoins experts s’en sont chargés, répondit kRo.
— J’essaye simplement de comprendre pourquoi un mot dont le genre neutre est prouvé et qui englobe donc les deux sexes doit être considéré de nos jours comme ne s’appliquant qu’aux hommes.
— Très bien ; nous allons simplifier les choses pour l’accusée, dit kRo. Nous abandonnons l’accusation de confusion des sexes. Cela nous épargnera l’ennui mortel d’une discussion interminable sur l’applicabilité des usages anciens à la loi moderne.
— Vous consentez donc à ce que je continue à appeler mon école “Maison de Rasaro”, c’est bien ce que vous dites ? » demanda Shedemei. Elle se tourna vers Pabul. « Est-ce une décision obligatoire, telle que je n’aie pas à redouter d’être à nouveau traînée en justice sur ce point ?
— Je déclare qu’il en est ainsi, dit Pabul.
— Alors, la situation est maintenant claire », conclut Shedemei.
Toute la galerie éclata d’un rire tonitruant. La demande d’éclaircissement avait tourné à la retraite humiliante pour kRo ; Shedemei avait réussi à le dégonfler. Désormais, tous les discours de l’avocat seraient entachés d’une légère touche de ridicule. Il n’était plus le personnage terrifiant qu’il apparaissait jusque-là.
Akma se pencha vers Luet et lui souffla : « Quelqu’un lui a fait un cours d’histoire ancienne sacrément poussé !
— Elle est peut-être autodidacte, répondit Luet sur le même ton.
— Impossible. Toutes les archives se trouvent dans la bibliothèque de Bego, et elle n’y a jamais mis les pieds. » Akma était visiblement contrarié.
« Alors, peut-être que Bego l’a aidée. » Akma leva les yeux au ciel. Bien sûr que Bego n’y est pour rien, semblait-il dire.
Bego doit être du parti d’Akma, songea Luet. À moins que ce ne soit l’inverse ? Bego pouvait-il se trouver à l’origine de cette polémique grotesque sur la non-existence de la Gardienne ? kRo poursuivit sa plaidoirie dont le point d’orgue fut, comme l’avait prédit Akma, l’affirmation que les infractions de Shedemei étaient voulues et préméditées, preuve étant qu’elle avait pu énoncer toutes les plaintes portées contre elle lorsqu’Husu lui avait délivré le rôle d’accusations.
Enfin, le discours de kRo s’acheva – salué par des applaudissements et des acclamations nourris, naturellement. Mais on était loin de l’adoration qu’il déclenchait ordinairement. Shedemei lui avait porté un rude coup, et kRo était visiblement furieux et déçu.
Pabul sourit, prit une écorce sur son bureau et se mit à lire : « La cour est parvenue à une décision et…» kRo se leva d’un bond. « Peut-être la cour a-t-elle oublié qu’il est de coutume d’entendre l’accusé ! » Gracieusement, il s’inclina en direction de Shedemei. « À l’évidence, celle-ci a beaucoup étudié et, même si sa culpabilité ne fait pas de doute, nous lui devons la courtoisie d’écouter ce qu’elle a à dire. »