D’une voix glaciale, Pabul répondit : « Je remercie l’avocat des parties plaignantes pour sa courtoisie envers l’accusée, mais je lui rappelle également que tous les avocats n’ont pas la capacité de lire l’esprit du juge, et qu’en conséquence il est de coutume de l’écouter avant de le contredire.
— Mais vous étiez en train d’exposer votre décision… protesta kRo, qui finit par se taire, confus.
— La cour est parvenue à une décision, mais attendu qu’elle est uniquement fondée sur les déclarations de l’avocat des accusateurs, la cour doit demander à chaque plaignant individuellement si la précédente plaidoirie représente sa parole et son intention aussi sûrement que s’il avait parlé lui-même. »
Il donnait donc la parole aux plaignants. C’était extrêmement inhabituel et signe, invariablement, que l’avocat avait fait quelque grossière erreur qui allait anéantir la cause qu’il défendait. kRo se drapa dans ses ailes et écouta avec une fureur stoïque Pabul interroger chaque plaignant à son tour. Malgré leur inquiétude manifeste, kRo avait de fait délivré le discours répété la veille devant eux, et ils affirmèrent qu’ils n’auraient pas plaidé différemment.
« Très bien, dit Pabul. En huit points de sa plaidoirie, l’avocat des plaignants a violé la loi interdisant la propagation de doctrines contraires à celles qu’enseigne le grand-prêtre actuellement en fonction. »
Un brouhaha de murmures monta de la foule ; kRo ouvrit ses ailes et se précipita vers l’ombre du juge, pilant juste avant la ligne d’obscurité qui se dessinait sur le sable du tribunal. Les gardes s’avancèrent aussitôt, arme au clair. Mais kRo se jeta au sol sur le dos, les ailes déployées, le ventre offert, dans l’antique posture de soumission des anges. « Mes paroles ne visaient qu’à l’observance de la loi ! s’écria-t-il d’un ton où ne perçait nulle soumission.
— Chacun dans cette cour sait précisément quel est votre but, à vous et aux autres plaignants, kRo, dit Pabul. Toute cette comédie n’était qu’une attaque déguisée contre les enseignements de l’homme que Motiak a nommé grand-prêtre. Vous recourez aux préceptes d’anciens grands-prêtres et aux coutumes de vieille date mais dénuées de mérite afin d’annihiler les efforts d’Akmaro pour unifier le peuple du Gardien en une seule fratrie. La cour ne s’y est pas trompée. Votre discours a révélé vos intentions malveillantes.
— Nous avons la loi et des précédents historiques pour nous ! s’exclama kRo, abandonnant son attitude soumise et se redressant.
— La loi qui affirme l’autorité du grand-prêtre sur tous les enseignements doctrinaux concernant le Gardien fut instituée par la voix du Héros Nafai, premier roi des Nafari, lorsqu’il établit son frère, le Héros Oykib, au poste de premier grand-prêtre. Cette loi prime sur toutes les autres qui traitent de la conformité des enseignements. Et quand Sherem a défié cette loi et s’est opposé à Oykib, puis que le Gardien a foudroyé Sherem cependant qu’il parlait, le roi a déclaré que la sanction pour qui se dresserait contre les préceptes du grand-prêtre serait la mort, à l’instar du sort infligé à Sherem par le Gardien. »
Akma se pencha vers Luet et lui murmura d’un ton furieux : « Comment Père ose-t-il se servir de ces vieux mythes pour faire taire ses opposants !
— Père n’est pour rien là-dedans », répondit Luet. Mais elle n’avait pas parlé assez bas et plusieurs personnes alentour l’entendirent. Naturellement, toutes savaient qui étaient Akma et Luet, et virent l’expression d’incrédulité méprisante d’Akma aussi clairement qu’elles avaient entendu la dénégation de Luet. Le nom d’Akmaro ferait partie des rumeurs qui allaient se répandre comme une traînée de poudre au sortir du procès.
« Ce crime étant reconnu de longue date, poursuivit Pabul, je déclare qu’il a primauté sur les accusations portées contre Shedemei, car si ses accusateurs sont coupables d’un grand forfait, il leur est interdit de l’accuser d’un forfait moindre. Je déclare donc l’invalidité des charges à l’encontre de Shedemei et l’impossibilité pour quiconque de les porter à nouveau tant que ses accusateurs n’auront pas été dégagés de l’accusation qui pèse sur eux. Enfin, kRo, ainsi que tous ceux qui ont affirmé que vous avez exprimé leur parole et leurs intentions, je vous déclare coupables et je vous condamne à mort comme la loi l’exige.
— Mais il y a quatre siècles que cette loi n’est plus appliquée ! s’écria l’un des plaignants.
— Je ne veux la mort de personne, renchérit Shedemei, manifestement atterrée par la tournure des événements.
— La compassion de dame Shedemei est louable mais hors de propos, répliqua Pabul. Je suis désormais l’accusateur de ces personnes et toutes celles de la galerie sont témoins. Je décrète l’obligation pour toutes les personnes présentes dans la galerie de donner leur nom aux gardes en sortant, afin qu’on puisse les citer comme témoins si, comme je le suppose, les accusés en appellent au roi. Je déclare ce procès clos. »
Assis au premier rang, Akma et Luet furent parmi les derniers à quitter le tribunal. Il leur fallut presque une heure pour atteindre la sortie et, durant ce temps, ils évitèrent soigneusement de parler, que ce soit entre eux ou avec leurs voisins. Mais ils savaient tous deux que si Akma avait eu l’occasion de témoigner, sa déposition aurait constitué le même crime qui valait une condamnation à mort à kRo et à ses clients.
« Quelle espèce de tour m’a joué Pabul ! » rugit Motiak.
Autour de lui, dans la petite salle, étaient rassemblés Akmaro, Chebeya et Didul, représentant la Maison des Protégés, ainsi qu’Aronha et Edhadeya ; Aronha, parce qu’héritier du trône, avait le droit d’être présent, Edhadeya parce que… eh bien, parce que c’était Edhadeya et qu’on ne pouvait pas non plus lui interdire d’assister à la réunion. Tous comprenaient la consternation de Motiak ; aucun n’avait de réponse toute prête.
Aronha crut toutefois en avoir une et la proposa : « Il suffit d’annuler les charges contre les accusateurs de Shedemei, Père.
— Et leur permettre ainsi de relancer les leurs contre Shedemei ? demanda Edhadeya.
— Eh bien, il faut annuler toutes les charges, répondit Aronha en haussant les épaules.
— Ton conseil est stupide, dit Motiak, et tu le sais aussi bien que moi, Aronha. Si j’agissais ainsi, ce serait comme répudier mon propre grand-prêtre et le dépouiller de toute autorité. »
Aronha demeura silencieux. Chacun savait qu’à l’instar de ses frères et du fils d’Akmaro, il voyait cette issue d’un très bon œil.
« Tu ne peux pas les faire exécuter, intervint Akmaro ; peut-être Aronha a-t-il raison, finalement.
— Faut-il que j’entende aussi des propos grotesques de ta bouche, Kmadaro ? demanda Motiak. Non, il faut, je crois, porter officiellement la question devant mon conseil.
— Ce n’est pas la procédure normale, protesta Aronha. Il s’agit d’un procès, pas d’une guerre ni d’un impôt. Le conseil n’a pas autorité là-dessus !
— Mais il a l’avantage d’élargir un peu le cercle des responsabilités, rétorqua sèchement Motiak. Souviens-t’en, Aronha. J’ai le sentiment que tu devras y avoir souvent recours quand tu seras roi.
— Je fais le vœu de ne jamais être roi, Père.
— Je suis soulagé d’apprendre que tu m’espères immortel. Ou bien est-ce simplement ta propre mort que tu prévois ? » Aussitôt, Motiak s’en voulut de son sarcasme. « Pardonne-moi, Aronha, je suis mal luné. Je suis toujours dans cet état-là quand je dois trancher dans des questions de vie et de mort. »