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Chebeya souleva la main de la table et dit doucement : « Peut-être devriez-vous faire comme Pabul, étudier l’affaire de Sherem et d’Oykib ?

— Ce n’était même pas une affaire juridique, au sens strict du terme, répondit Motiak. J’ai lu et relu cette histoire ; ce qui se passait, en fait, c’est que Sherem se trouvait toujours là où Oykib essayait de prêcher pour l’entraîner dans des disputailleries sans fin. C’est d’ailleurs, maintenant que j’y pense, ce que ces plaignants au crâne embrumé faisaient avec toi, Akmaro.

— En utilisant Shedemei comme paravent, fit Akmaro.

— Bref, l’affaire s’arrêtait à des chamailleries publiques entre Oykib et Sherem, jusqu’au jour où Sherem a mis Oykib au défi de lui montrer un signe ; là, le Gardien de la Terre a semble-t-il foudroyé Sherem sur-le-champ, en ne lui laissant que le temps de se rétracter avant de mourir. Mais le roi – c’était le petit-fils de Nafai, Oykib ayant vécu très vieux – le roi a décrété que la sanction du Gardien serait désormais la loi générale : qui contrarierait le prêche d’un grand-prêtre serait mis à mort comme Sherem. On n’a fait appel à cette loi que deux fois depuis lors, et la dernière remonte à quatre cents ans.

— C’est ainsi que vous comptez gouverner, Père ? demanda Aronha. En tuant ceux qui contredisent votre grand-prêtre ? Ça rappelle assez ce que Nuab a fait à Binaro. Ou devrais-je dire Binadi, puisqu’apparemment il a lui aussi enfreint la fameuse loi en contrecarrant les enseignements de Pabulog, le grand-prêtre de Nuak ? »

S’entendre comparer à Nuak en fut plus que Motiak ne pouvait supporter. « Sors d’ici ! » s’écria-t-il.

Aronha se leva. « Je vois que ce royaume a bien changé depuis mon enfance. Aujourd’hui, on me chasse de la présence du roi pour lui avoir dit précisément ce qu’il est sur le point de commettre ! »

Motiak resta le regard fixé droit devant lui pendant qu’Aronha sortait. Puis il soupira et s’enfouit le visage dans les mains. « Quel gâchis, Akmaro ! gémit-il.

— On n’y peut rien, répondit celui-ci. Dès le début, je t’avais prévenu que la transition serait très difficile entre un pays où l’on haïssait les fouisseurs et où on les réduisait en esclavage, où les femmes n’avaient pas leur mot à dire sur la vie publique et où les pauvres n’avaient aucun recours contre les riches, et un pays où tous seraient égaux aux yeux du Gardien et de la loi. L’étonnant, c’est qu’il ait fallu si longtemps à l’opposition pour se manifester.

— Mais rien ne se serait encore produit, fit Motiak, si mes fils et le tien n’avaient pas annoncé que, dès ma mort, toutes ces innovations retourneraient aux oubliettes.

— Ils n’ont rien dit publiquement, objecta Akmaro.

— Ilihi m’a rapporté les propos d’un homme qui se trouve au cœur de l’affaire : ils n’auraient jamais lancé une telle action s’ils n’avaient eu l’assurance que tous mes héritiers possibles te sont opposés, Akmaro. Tous. Ce qui m’étonne, moi, c’est qu’ils n’aient pas engagé un assassin pour me tuer.

— Pour faire de toi un martyr ? rétorqua Akmaro. Non, les gens t’aiment ; c’est pourquoi ils ont mis tant de temps à agir. Ils savent que c’est grâce à toi que Darakemba est en paix, que les Elemaki n’osent pas lancer d’attaque contre nous en dehors de leurs agaçants petits raids sur la frontière. Ils cherchent à m’abattre, moi, sans te faire de mal.

— Eh bien, ça ne marche pas, dit Motiak. Ils ne peuvent pas t’abattre sans m’atteindre, parce que ce que tu enseignes est vrai et que je le sais. Je sais que c’est juste. Et je ne battrai pas en retraite. »

Didul souleva légèrement une main de la table. On lui donna la parole. « Je ne suis qu’un prêtre d’une province parmi d’autres…

— Saute les formalités, Didul, et viens-en au fait, le coupa Motiak, impatient. Nous savons qui tu es.

— Vous êtes roi, Sire, reprit Didul. Votre décision doit être telle qu’elle ne remette pas en cause votre pouvoir de gouverner et de maintenir la paix.

— J’espère que tu ne fais pas que souligner une évidence, répondit Motiak, et que tu as un plan précis en tête.

— C’est le cas, Sire. J’ai moi aussi étudié le livre d’Oykib et les deux autres affaires qui furent jugées selon la loi de Sherem. Les deux fois, le monarque a remis l’affaire au jugement du grand-prêtre. Je pense que c’est sur ces précédents que Nuab s’appuyait en consultant ses prêtres lors du procès de Binaro. »

Akmaro se raidit. « Tu ne suggères tout de même pas que je juge ces hommes et que je prononce une sentence de mort contre eux ! »

Chebeya eut un petit rire sans joie. « Didul t’a supplié de ne pas l’obliger à t’accompagner, Akmaro, mais tu as insisté en disant que tu l’avais vu en rêve, siégeant au conseil avec le roi.

— Il y a un vrai rêve, là-dessous ? demanda Motiak.

— Un simple rêve ! s’écria Akmaro. Tu ne peux pas me faire ça !

— Il s’agit d’un crime contre l’autorité religieuse, dit Motiak. Laissons l’autorité religieuse juger.

— Mais ça ne résout rien ! s’exclama Akmaro. Cette affaire reste un triste sac de nœuds !

— Néanmoins, comme l’a fait remarquer Didul, elle ne risque plus, ainsi, de mettre à mal l’autorité du roi et la paix du royaume. Je vais immédiatement faire inscrire ma décision sur écorce, Akmaro : cette affaire ne peut être jugée que par le grand-prêtre, et tu as tous pouvoirs pour la régler.

— Je ne les ferai pas mettre à mort, dit Akmaro. Jamais !

— Je crois que tu ferais bien de réfléchir à la loi avant de prendre une décision hâtive, répondit Motiak. Pense aux conséquences.

— Nul ne peut faire partie des Protégés s’il suit les commandements du Gardien par peur d’être exécuté ! cria Akmaro.

— Tu en seras seul juge, dit Motiak. Pardonne-moi, Akmaro, mais quoi qu’il arrive, les conséquences seront moins désastreuses si c’est toi qui as pris la décision et non moi. » Motiak se mit debout et quitta la pièce.

Dans le silence qui suivit, la voix d’Akmaro s’éleva en un murmure rauque. « Didul, ne me demande pas de te pardonner de m’avoir chargé de ce fardeau ! »

Didul blêmit. « Je ne vous l’ai pas demandé parce que je ne me suis pas trompé. Je suis tout à fait de votre avis. Nul ne doit mourir pour s’être dressé contre la doctrine que vous prêchez.

— Alors, Didul, dans ta sagesse infinie, aurais-tu des clartés sur ce que je dois faire ?

— J’ignore ce que vous devez faire. Mais je crois savoir ce que vous allez faire.

— Et quoi donc ?

— Vous allez les déclarer coupables, mais commuer la sentence.

— En quoi ? demanda Akmaro d’un ton sec. Je vais les condamner à se faire écarteler ? arracher la langue ? flageller en public ? confisquer leurs biens ? Ah, je sais ! Ils devront vivre toute une année dans un terrier en compagnie de ces fouisseurs qu’ils méprisent si cordialement !

— Malgré toute l’autorité que vous donne le Gardien, répondit Didul, vous ne pouvez pas rendre à quelqu’un sa main ou sa langue disparues, guérir les lacérations du fouet sur son dos ni créer de nouvelles terres ni de nouveaux biens. Le seul pouvoir que vous ayez, c’est de lui enseigner comment le Gardien désire voir vivre ses enfants, puis de l’immerger dans l’eau pour en faire un homme nouveau, frère parmi ses frères et sœurs de la Maison du Gardien. Or, si c’est tout ce que vous pouvez lui donner, s’il refuse ces préceptes, n’est-ce pas tout ce que vous pouvez lui reprendre, en toute justice ? »

Akmaro regarda Didul sans ciller. « Tu avais déjà fait le tour de la question, n’est-ce pas ? Tu savais déjà ce que tu allais dire avant même d’entrer dans celte pièce.