— Oui, reconnut Didul. Je pensais bien que la situation prendrait cette tournure.
— Mais tu n’as pas jugé utile de me faire part de tes réflexions avant de convaincre le roi de me repasser le bébé !
— Avant que le roi vous confie l’affaire, je n’avais aucune raison de vous faire des suggestions quant à son règlement.
— J’ai introduit un serpent dans ma propre maison », dit Akmaro.
Didul tressaillit à ces mots.
« Oh, ne te vexe pas, Didul. Les serpents sont des sages. Et puis ils se dépouillent de leur peau et deviennent des hommes nouveaux de temps en temps. J’aurais dû le faire moi-même depuis quelque temps, semble-t-il. Bien ; donc, je fais une proclamation comme quoi la seule sanction pour avoir prêché contre le grand-prêtre est l’éviction de la Maison du Gardien. Et ensuite, Didul ? Tu te rends compte de ce qui va se passer ?
— Ne resteront que les fidèles.
— Tu sous-estimes la cruauté des hommes et des femmes, Didul. Sans la menace de sanctions pénales, les scorpions vont sortir de sous leurs rochers. Les violents, les brutaux.
— Je connais l’espèce, fit Didul à mi-voix.
— Je te conseille de rentrer chez toi au plus tôt.
Demain, une fois ce décret rendu public, il te faudra être à Bodika pour aider les Protégés à faire face à ce qui va sûrement arriver.
— Vous parlez comme si c’était ma faute, fit Didul d’un ton guindé. Avant de partir, je suis en droit de vous entendre reconnaître devant moi que je n’ai rien fait d’autre que vous dire ce que vous auriez de toute façon décidé vous-même.
— Oui ! Et ce n’est pas contre toi que je suis en colère. En effet, j’aurais pris exactement cette décision parce qu’elle est juste. Mais ce qu’il va advenir des Protégés, de la Maison du Gardien, je l’ignore. Ça me fait peur, Didul. C’est pour ça que je suis en colère.
— La Maison appartient au Gardien ; pas à nous. Il nous indiquera un moyen de sortir de cette situation.
— Sauf s’il met Darakemba à l’épreuve pour voir si nous sommes dignes, répondit Akmaro. N’oublie pas qu’il peut aussi bien choisir de nous rejeter, comme il a rejeté les Rasulum lorsque le mal a triomphé parmi eux. Leurs os jonchent le sable du désert sur des lieues.
— Je garderai à l’esprit cette réjouissante pensée pendant mon trajet de retour », conclut Didul.
Tous se levèrent. Akmaro et Chebeya sortirent rapidement ; Edhadeya arrêta Didul à la porte. « As-tu pris une décision en ce qui concerne Luet ? »
Il fallut apparemment un moment à Didul pour comprendre de quoi elle parlait. « Ah ! Oui. J’ai décidé cette nuit de m’adresser à elle aujourd’hui. Seulement… seulement, maintenant, j’ai du travail. L’heure n’est pas au mariage ni à l’amour, Edhadeya. De plus hautes responsabilités m’appellent.
— Plus hautes ? demanda-t-elle d’un ton sarcastique. Plus hautes que l’amour ?
— Si tu ne pensais pas que servir le Gardien est la plus haute responsabilité qui soit, tu aurais depuis longtemps rallié le camp d’Akma par amour pour lui. Mais tu ne l’as pas fait. Parce que tu sais que l’amour doit parfois passer au second plan. » Il sortit.
Appuyée au montant de la porte, Edhadeya réfléchit à ses paroles. J’aime Akma et pourtant il ne m’est jamais venu à l’idée d’adhérer à son rejet de la Gardienne. Mais ce n’est pas parce que je préfère la Gardienne, comme Didul ; c’est que je sais ce que je sais, et que pour être avec Akma il me faudrait mentir. Aucun homme ne me fera renoncer à mon honnêteté. Il n’y a rien là-dedans d’aussi noble que le sacrifice de Didul. À moins, peut-être, que préserver mon honneur ne soit une autre façon de servir la Gardienne.
9
Persécution
D’abord, Didul crut que leurs craintes avaient été exagérées. À Bodika, on ne constatait aucune baisse de fréquentation de la Maison du Gardien. À la vérité, la version de l’histoire qui circulait dans la province était plutôt favorable : Shedemei avait été jugée pour avoir prêché la fraternité de tous les peuples au regard du Gardien, et surtout pour avoir permis aux enfants des pauvres, filles d’esclaves affranchis, d’aller à l’école, de manger et de travailler aux côtés de filles d’humains et d’anges. Par conséquent, le fait qu’elle eût été lavée de ces accusations et que des charges plus lourdes encore se fussent abattues sur ses accusateurs était bon signe, non ?
Peu à peu, pourtant, la communauté prit conscience qu’en refusant de faire exécuter les hérétiques qui accusaient Shedemei, Akmaro avait modifié la loi. Désormais, la seule peine sanctionnant les attaquas contre la religion officielle était l’exclusion de la Maison du Gardien. Mais quelle punition était-ce là pour ceux qui ne croyaient pas de toute façon ? Akmaro s’était vu confirmer dans son rôle d’arbitre de la doctrine d’État ; en revanche, la peine qui défendait la loi était maintenant si modérée que l’incroyance avait pratiquement cessé d’être un délit.
De fait, qu’est-ce que cela signifiait, finalement ? La plupart des gens n’avaient connu qu’une forme de religion qui consistait en rites officiels accomplis par les prêtres royaux de chaque cité. Ces prêtres avaient été mis au chômage treize ans plus tôt et remplacés par un groupe disparate de prêtres et de professeurs qui, loin de s’en tenir aux cérémonies publiques, descendaient dans la rue collecter de quoi nourrir les pauvres, et prêcher de nouvelles et singulières doctrines sur l’égalité de tous les peuples, ce qui était évidemment contre nature. Comme la majorité ne tarda pas à s’en faire la réflexion, c’est bien beau de libérer les esclaves fouisseurs au bout de dix ans de service et d’affirmer que les enfants d’esclaves naissent libres, mais en attendant, tout le monde sait que les fouisseurs sont des créatures stupides et répugnantes, infréquentables pour des êtres civilisés. Les former pour autre chose que des tâches domestiques, c’est jeter l’argent par les fenêtres. Aussi, l’opposition que prônait la religion d’État envers la façon, pourtant évidente, dont le monde fonctionnait était proprement incompréhensible.
Mais personne n’exprimait ces idées, à part quelques anti-fouisseurs fanatiques, qui s’en ouvraient en secret. Après tout, la loi interdisait de prêcher contre la religion des prêtres royaux, n’est-ce pas ?
Seulement, aujourd’hui, la seule peine encourue pour ce délit, c’était l’exclusion de la Maison du Gardien. Donc, ce n’était pas grave, d’accord ?
Toutefois, il pouvait exister des sanctions dissimulées. Par exemple, pour devenir citoyens de plein droit, les étrangers devaient se faire immerger dans l’eau, et qui pouvait le faire sinon les prêtres ? Alors, les étrangers devaient-ils rallier les Protégés, puis les quitter par la suite ? Et imaginons que le roi n’accepte de commercer qu’avec les marchands qui fréquentaient la Maison du Gardien ou envoyaient leur progéniture dans une des petites maisons des Protégés disséminées dans les villages et administrées par un ou deux professeurs ? Non, mieux valait garder bouche close, éviter de se faire exclure. On verrait bien comment le vent allait tourner.
Ça, c’était la majorité. Ce furent les fanatiques qui commencèrent à rendre l’existence problématique pour Didul et ses prêtres. Il ne leur suffisait pas de pouvoir tenir des réunions au grand jour. Ils s’étaient attendus à ce que des milliers de gens fassent défection aux Protégés et rejoignent leurs rangs ; au lieu de cela, tout continuait à peu près comme avant. C’était intolérable. Ils entamèrent donc des actions pour convaincre les hésitants de cesser de fréquenter les prêtres du Gardien.