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D’abord, ce fut l’expression « trou de fouisseurs » écrite à l’aide d’excréments sur le mur de la Maison du Gardien de Bodika. C’était un jeu de mot scatologique : le premier terme désignait en langage grossier l’anus, ce qui, combiné à « fouisseurs », donnait une description exceptionnellement choquante d’un terrier occupé par une communauté de fouisseurs. En appliquant ce nom à la Maison du Gardien, les vandales ne pouvaient se montrer plus explicites.

L’inscription n’avait pas été difficile à nettoyer. Mais ce n’était que le début du harcèlement. Des groupes d’anti-fouisseurs – ils préféraient se donner le nom de Libérés – se mirent à se rassembler sur les lieux de cérémonies publiques et à chanter des obscénités pour couvrir la voix du prêtre. Lorsque quelqu’un se soumettait à l’immersion dans l’eau, ils jetaient des cadavres d’animaux ou du fumier en amont du fleuve, bien que cela constituât un délit. Un jour, un inconnu pénétra par effraction dans la Maison du Gardien et brisa tout ce qui s’y trouvait. Un incendie fut déclenché durant une réunion matinale de prêtres ; ils parvinrent à l’éteindre, mais l’intention était claire.

La fréquentation se mit à chuter. Plusieurs femmes professeurs de communautés écartées reçurent des avertissements – des cadavres d’animaux déposés sur leur seuil, ou bien un sac jeté sur la tête suivi d’un passage à tabac en règle – et démissionnèrent, ou demandèrent leur mutation dans la cité où elles espéraient trouver la sécurité dans le nombre. Didul ne put faire autrement que fermer quantité d’écoles reculées. Les gens prirent l’habitude de se rendre en groupe aux réunions et aux cours.

Entre-temps, Didul allait de ville en ville protester auprès des autorités locales. « Qu’est-ce que je peux y faire ? répondait invariablement le commandant de la garde civile. C’est à vous d’appliquer la sanction pour le délit d’incroyance. Trouvez les coupables et flanquez-les dehors. C’est la nouvelle loi.

— Tabasser un professeur, ce n’est pas de l’incroyance, objectait Didul. Ce sont des voies de fait.

— Mais elle avait la tête couverte et elle est incapable d’identifier ses agresseurs. De toute manière, une femme professeur, ce n’est pas une bonne idée. Et des fouisseurs qui fraient avec des gens normaux ? »

Alors, Didul comprenait que le commandant de la garde civile faisait sans doute partie des fanatiques qui haïssaient le plus les fouisseurs. La plupart étaient des militaires à la retraite. Pour eux, les fouisseurs étaient tous des Elemaki – des guerriers perfides, des assassins de l’ombre. L’esclavage, voilà tout ce qu’ils méritaient, et aujourd’hui que, par un accident aberrant, ils étaient devenus libres, imaginer que ces anciens ennemis avaient les mêmes droits que les citoyens était abominable.

« Ce ne sont pas des animaux, disait Didul.

— Bien sûr que non, répondait le commandant. Ce sont des citoyens aux yeux de la loi. N’empêche, ce n’est pas une bonne idée qu’ils suivent les mêmes cours que les gens normaux, c’est tout. Il faut les former aux genres de travaux qui leur conviennent. »

Constatant que les autorités locales ne faisaient pas grand-chose pour défendre les Protégés, les Libérés s’enhardirent. Des bandes de jeunes gens impudents se mirent à accoster les vieux fouisseurs, les jeunes enfants de la terre ou les prêtres et les professeurs dans la rue, et à leur donner des bourrades, à les bousculer, voire à les assaillir de coups de poing ou de pied bien placés.

« Et vous nous demandez de ne pas nous défendre ? » dirent les parents lors d’une réunion dans une ville écartée à forte population de fouisseurs. La plupart n’avaient pas d’ancêtres esclaves ; c’étaient les habitants originels, qui vivaient là depuis aussi longtemps que n’importe quelle lignée d’anges – et depuis beaucoup plus longtemps que les humains. « Pourquoi nous enseigner cette religion, dans ce cas ? Notre cité avait toujours été très sûre, jusqu’ici. Nous étions connus, nous étions des citoyens de plein droit, mais plus vous prêchez l’égalité de tous, moins on nous traite en égaux ! »

Didul usa de toute son éloquence pour leur faire toucher du doigt ce symptôme de leur impuissance : ils reprochaient maintenant à leurs amis de provoquer leurs ennemis. « Ceux qui vous frappent, les braillards, les casseurs, ce sont eux, vos ennemis ! Et si vous commencez à vous armer, vous entrez dans leur jeu ! Ils prendront tout le monde à témoin : “Regardez, les fouisseurs prennent les armes ! Ce sont des espions elemaki infiltrés chez nous !”

— Mais autrefois, nous étions citoyens de plein droit et…

— Ça n’a jamais été vrai. Ou alors, montrez-moi les juges fouisseurs de votre ville ; montrez-moi les soldats fouisseurs de l’armée ! Non, les siècles de guerre avec les Elemaki vous ont dépouillés de toute citoyenneté. C’est pourquoi Akmaro est revenu de la terre de Nafai pour prêcher ce que prêchait Binaro : le Gardien refuse qu’on établisse une différence entre ses enfants. C’est pourquoi vous devez faire preuve de courage – le courage de supporter les coups. Restez en groupes autant que faire se peut ; mais ne prenez pas les armes : sinon, c’est l’armée que vous devrez affronter, et non plus seulement ces bandits ! »

Il les convainquit, à la longue, suffisamment en tout cas pour mettre un terme à la discussion. Mais il devenait de plus en plus difficile de les contenir. Il envoyait des lettres toutes les semaines, à Akmaro, à Motiak, à Pabul, à tous ceux dont il pensait pouvoir attendre de l’aide. Il écrivit même une fois à Khideo, en l’implorant de prendre publiquement position contre la violence. Vous jouissez d’un grand prestige auprès de ceux qui haïssent les gens de la terre, disait-il. Si vous condamnez ouvertement ceux qui brutalisent des enfants innocents, peut-être se sentiront-ils assez honteux pour cesser. Peut-être certains membres de la garde civile décideront-ils enfin d’appliquer la loi et de défendre les Protégés contre leurs persécuteurs. Mais Khideo ne réagit pas. Quant à Motiak, sa réponse fut d’envoyer des messagers aux gardes civils pour les informer qu’ils avaient la responsabilité de faire respecter les lois en toute égalité. De chaque ville vint la même justification : nous nous en occupons déjà, mais nous ne pouvons rien faire ; il n’y a pas de témoins ; personne ne voit rien ; êtes-vous sûr que certaines de ces plaintes ne sont pas inventées, dans le but d’attirer les sympathies ?

Akmaro, lui, ne pouvait pas grand-chose, à part transmettre à Didul ses encouragements. Le problème était le même partout ; dans le pays de Khideo, il avait même dû retirer tous ses prêtres et tous ses professeurs. Il écrivit : Je sais que tu me rends responsable de cette situation, Didul, même si tu es trop poli pour me le dire. Moi-même, je me fais des reproches. Mais je dois aussi me rappeler, comme tu te le rappelles, j’espère, l’autre terme de l’alternative : endosser personnellement, et vous confier, à toi et aux autres supérieurs de la prêtrise, le pouvoir de tuer pour écraser la dissidence. C’est précisément le contraire de ce que le Gardien attend de nous. Ce n’est pas la terreur qui fera des gens des enfants du Gardien ; seul l’amour en est capable. Et l’amour ne s’enseigne, ne s’encourage, ne se conquiert que par la bonté, la douceur, voire la soumission devant la brutalité de l’adversaire. Nos ennemis ont beau déborder de haine, il en est sûrement beaucoup parmi eux que gagne l’écœurement lorsqu’ils battent un enfant, lorsqu’ils se mettent à six pour assommer de coups de pied une prêtresse au visage recouvert d’un sac, lorsqu’ils poussent des gens aux larmes dans la rue. Ceux-là finiront par rejeter ces actes, par s’en repentir, et quand ils chercheront le pardon, tu seras là, les mains sans arme, le cœur sans haine. Etc, etc. Tout cela était vrai, Didul le savait. Mais il se rappelait aussi avoir été lui-même persécuteur, pendant de nombreux mois et de son propre gré, un persécuteur qui battait et humiliait les enfants sans ressentir autre chose que fierté, haine, rage et jubilation. Beaucoup de mal pouvait survenir en attendant que la pitié s’éveille dans le cœur des ennemis. Et certains n’étaient pas différents du père de Didul : il n’avait jamais appris la compassion. Le spectacle de ses victimes réduites à merci ne faisait qu’accroître sa soif d’infliger la douleur. Il aimait leurs hurlements.