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Luet arriva à Bodika le jour même où se produisit l’incident le plus grave jusque-là. Trois garçons, deux anges et un fouisseur, furent agressés alors qu’ils se rendaient à leur école des Protégés aux limites de la cité. Les anges eurent les ailes sauvagement et irréparablement déchirées : il ne s’agissait pas seulement de lacérations, blessures qui chez un jeune peuvent se guérir, mais carrément d’un grand morceau de membrane arraché à chaque aile. C’était irrémédiable. Ces enfants ne voleraient plus jamais. Quant au petit fouisseur, son état était encore pire. Il n’avait plus un os intact aux bras ni aux jambes, et il avait reçu tant de coups de pied à la tête qu’il n’avait pas repris conscience. Les trois enfants étaient soignés à l’école. Les parents étaient là aussi, ainsi que de nombreux amis – y compris beaucoup qui n’adhéraient pas aux Protégés mais que cet acte avait indignés. On entendait des prières, des supplications au Gardien pour qu’il guérisse les petits, pour qu’il les préserve de haïr leurs ennemis ; et aussi pour qu’il adoucisse le cœur de ces mêmes ennemis et leur enseigne le remords, la compassion, la pitié.

Ce n’est pas ainsi que procède le Gardien, songeait Didul. Il ne force pas les gens à être bons. Il leur apprend seulement ce que sont la bonté et l’honnêteté, puis il se réjouit avec ceux qui croient et obéissent. Les maris qui sont tendres avec leur femme, les enfants qui respectent leurs parents, les époux qui demeurent fidèles au serment du mariage, de ceux-là le Gardien se réjouit dans son cœur, mais il n’envoie nul fléau affliger ceux qui battent leur femme, qui se moquent de leurs parents, qui forniquent où et quand ils en ont envie, sans une pensée pour leur conjoint loyal qui se désole à la maison. C’est précisément cela que je n’arrive pas à leur faire comprendre : que le Gardien ne va pas changer le monde. C’est à nous qu’il demande de le changer. Au lieu de prier, vous devriez être dans la rue à parler, parler, parler à tout le monde !

Et moi aussi. Mais je suis là, à panser des plaies et à consoler des gamins que, selon tous les critères raisonnables, je ne devrais pas avoir à consoler. Pourtant, c’est ce qu’il faisait ; il les assurait que leurs souffrances ne seraient pas en vain, que la vue de leurs ailes mutilées inciterait beaucoup de personnes indignées à se rallier à la défense des Protégés. Et au lieu de dire aux gens d’arrêter de prier, il se joignit à eux, parce qu’il savait qu’ils y trouvaient un réconfort. Surtout les parents du petit garçon de la terre, qui ne passerait sans doute pas la nuit. « Au moins, inconscient, il ne sent pas ses fractures. » J’ai vraiment dit ça ? se demanda Didul. J’ai vraiment prononcé une telle idiotie ? Ce garçon est plongé dans le coma parce que son cerveau est endommagé, et je déclare qu’il a de la chance parce qu’il ne sent pas la douleur ?

Didul en était là de ses réflexions quand Luet passa la porte de l’école, Shedemei sur ses talons. La première pensée qui lui vint fut : C’est vraiment le moment rêvé pour une visite ! Puis, naturellement, il comprit qu’elles n’étaient pas là par simple courtoisie. Elles venaient l’aider.

« Père est dans tous ses états de ne pouvoir rien faire pour toi, annonça Luet avec une accolade amicale. Shedemei nous a enseigné, à Edhadeya et moi, quelques notions de médecine apprises dans son pays – ça demande pas mal de nettoyage, d’herbes et de liquides nauséabonds, mais après les blessures ne risquent plus de s’infecter. Quand j’ai décidé de venir vous montrer ces techniques, à toi et aux tiens, Shedemei a insisté pour m’accompagner. Tu ne vas pas le croire, Didul : elle a confié son école à Edhadeya pendant son absence. “On verra s’ils osent attaquer la Maison de Rasaro avec la propre fille du roi aux commandes ! ” Voilà ce qu’elle a dit, après quoi elle a emballé son matériel médical et nous sommes parties.

— Nous vivons des heures terribles, fit Didul. Je crains qu’aucune médecine ne puisse aider ces enfants. »

Luet prit une expression de colère farouche en voyant les ailes lacérées des petits anges. « La Gardienne n’enverra jamais son véritable enfant dans le monde tant que nous perpétrerons des actes comme ceux-ci. » Elle prit les garçons dans ses bras. « Nous avons quelque chose qui chassera votre douleur pour un moment. Et nous pouvons nettoyer les plaies pour qu’elles ne s’infectent pas. Ça va piquer très fort pendant quelques instants. Ça ira ? »

Oui, cela irait. Oui, ils le supportèrent. Admiratif, Didul regarda Luet travailler. Cela, au moins, c’était réel ; mieux que des paroles creuses. Il le lui dit, et elle railla : « Crois-tu que les paroles ne soient rien ? La médecine n’empêchera pas ces actes odieux d’être commis. Les paroles, peut-être. »

Didul ne prit pas la peine de discuter. « En attendant, apprends-moi ; explique-moi ce que tu fais et pourquoi. »

Pendant qu’ils s’occupaient des anges, Shedemei auscultait le petit fouisseur. « Laissez-moi seule un moment avec lui, dit-elle.

— D’accord, allez-y, fit Didul.

— Seule, j’ai dit. Seule. »

Didul fit sortir tout le monde, famille, amis, voisins, de l’école. Puis il revint, pour se trouver, avec Luet, sous le regard menaçant de Shedemei. « Vous ne comprenez pas ce que je dis ? Seule, ça signifie quoi, pour vous ? Deux amis ? Deux anges blessés ?

— Vous voulez que nous les transportions dehors, eux aussi ? » demanda Luet, effarée.

D’un coup d’œil, Shedemei évalua l’état des petits anges. « Non ; eux peuvent rester. Maintenant, sortez, tous les deux. »

Ils obéirent ; Didul était furieux mais essayait de ne pas le montrer. « Que fait-elle que nous n’avons pas le droit de voir ? »

Luet secoua la tête. « Elle l’a déjà fait une fois, avec une petite fille qui avait reçu un coup à l’œil. Je pensais qu’elle allait le perdre. Mais Shedemei nous a demandé de sortir, à Edhadeya et moi, et à notre retour il y avait un pansement sur l’œil. Elle ne nous a jamais expliqué ce qu’elle avait fait, mais quand on a enlevé le pansement, l’œil était guéri. Depuis… lorsqu’elle me dit de sortir, je sors. »

À l’extérieur, les gens discutaient par petits groupes. Certains rentraient chez eux. Luet alla s’installer à l’ombre d’un arbre. « Didul, Père est aux cent coups. Et je n’ai jamais vu le roi aussi en colère. Il a fallu l’empêcher de rappeler l’armée en ville. Monush est sorti de sa retraite pour lui parler, lui opposer des arguments du genre “Quel ennemi l’armée irait-elle attaquer ?” Ç’a été une scène affreuse, ils hurlaient tous les deux… Naturellement, le roi savait très bien que Monush avait raison, mais… ils se sentent pieds et poings liés. Personne n’a jamais défié la loi comme ça.

— C’est vraiment la menace de la peine de mort pour cause d’hérésie qui a maintenu l’ordre public ces dernières années ?

— Non. D’après Père… mais il t’a écrit, non ?

— Ah oui. Avec l’abolition de la peine de mort, les opposants se sont autorisé de petits méfaits, des méchancetés, invectives, injures, etc. Et comme rien ne leur arrivait, ils se sont enhardis et se sont encouragés mutuellement à faire pire.