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— Ça se conçoit, pour moi, en tout cas, fit Luet.

— Mais ce que j’ignore, c’est où est la limite. La loi qui interdit de battre et de mutiler des enfants est toujours applicable, et la peine est sévère. Pourtant, ça n’a pas retenu ces bêtes fauves. Les gardes civils enquêtent – même eux ont été écœurés, pas de doute, surtout par les blessures des petits anges ; la mort du petit fouisseur ne les dérangerait pas trop, je parie : ça ferait une racaille en moins. Mais leurs interrogatoires, c’est de la comédie : ils savent très bien qui sont les coupables, ou du moins ceux qui connaissent les coupables, mais ils n’osent pas le dire – ce serait avouer publiquement qu’ils le savaient depuis le début, qu’ils auraient pu mettre fin à leurs agissements depuis longtemps et que… Ah, ça me met dans une fureur noire ! J’ai pris l’engagement d’être un homme de paix, Luet, mais j’ai envie de tuer quelqu’un, j’ai envie de torturer ces monstres pour ce qu’ils ont fait à ces enfants ! Et le plus horrible, c’est que je sais ce qu’on ressent à torturer les gens et qu’après toutes ces années j’ai envie de recommencer ! » Soudain, les mots lui manquèrent et, à sa propre surprise, il éclata en sanglots ; un instant plus tard, il se retrouvait assis sur l’herbe au pied de l’arbre, le bras de Luet sur les épaules, et toute la frustration, toute la colère accumulées au cours des dernières semaines s’écoulaient avec ses larmes.

« C’est normal que tu éprouves de tels sentiments, murmura Luet. Ça n’a rien d’étonnant. Tu es toujours humain. La passion de la vengeance fait partie intégrante de nous, comme le besoin de protéger nos enfants. Mais regarde-toi, Didul : tu ressens ce désir de protection, non pour des membres de ta propre espèce, mais pour des petits de deux autres. C’est bien, non ? de dominer ainsi tes pulsions animales et de les mettre au service de la Gardienne ? »

L’argument était à la fois si habile et tellement inadapté que Didul ne put s’empêcher de rire ; et, en riant, il s’aperçut que le raisonnement n’était pas inadapté du tout : il se sentait réconforté, ou du moins capable de se contrôler et d’arrêter de pleurer.

Et, naturellement, sa détresse momentanément tarie, un flot de honte l’envahit à s’être ainsi laissé aller. « Oh, Luet, tu dois te dire… Ce n’est pas dans mes habitudes. J’ai su rester très fort tout le temps ; c’étaient les autres qui pleuraient, pendant que je jouais les grands sages ; mais maintenant tu sais la vérité sur moi ; ça ne devrait d’ailleurs pas t’étonner, ta famille a toujours su la vérité sur moi et…»

Luet lui posa un doigt sur les lèvres. « Chut, Didul. Tu as tendance à trop parler dans les occasions où il vaudrait mieux te taire.

— Et comment les reconnaître, ces occasions ? »

En guise de réponse, elle se pencha et déposa sur ses lèvres un baiser léger, presque enfantin. « Quand tu vois mon amour pour toi, Didul, tu peux cesser de jacasser parce que tu sais alors que je n’ai pas honte de toi, que je suis fière de toi, au contraire. Ce qui se passe ici est pire qu’ailleurs, et tu avais bien peu de soutien. C’est pour ça que je suis venue ; je pensais qu’avec moi à tes côtés, ce serait peut-être plus supportable.

— Et au lieu de ça, je t’inonde de larmes », dit-il. En même temps, il songeait : Elle m’a embrassé, elle m’aime, elle est fière de moi, elle se sent bien près de moi !

« Pourquoi ne dis-tu pas tout haut ce que tu penses ? demanda-t-elle.

— Qu’est-ce qui te fait croire que ça te plairait ? répondit-il avec un rire gêné.

— Ta façon de me regarder, Didul ; je sais ce que tu pensais : Je l’aime, je la veux près de moi pour toujours, je veux qu’elle soit ma femme. Et franchement, Didul, j’en ai plus qu’assez d’attendre que tu le dises tout haut !

— Pourquoi te dire ce que tu sais déjà ?

— Parce que j’ai besoin de l’entendre ! »

Il fit donc comme elle le désirait. Et quand Shedemei les rappela, Luet avait promis de devenir l’épouse de Didul dès qu’ils pourraient rentrer à Darakemba. « Parce que, avait-elle expliqué, Mère nous tuerait et nous volerait tous nos enfants pour les élever elle-même si tu nous faisais marier par un des prêtres d’ici ! » Didul avait essayé, en vain, de lui faire remarquer que si Chebeya les tuait, ils n’auraient pas eu le temps d’engendrer de petits-enfants qu’elle pût enlever. Le mariage attendrait. Mais, maintenant, il savait qu’elle l’aimait, qu’elle le connaissait par cœur et qu’elle l’aimait quand même – et c’était tout le réconfort qu’il lui fallait. Malgré la tristesse de cette journée, il se sentait empli de lumière.

Shedemei les mena auprès du petit garçon. « Il dort, à présent. Ses os avaient été remis comme il faut, à part la fracture multiple à l’humérus gauche, que j’ai dû réduire et clisser à nouveau. Il n’y a pas de dégâts cérébraux, mais je pense qu’il ne se rappellera rien de ce qui s’est passé – tant mieux, d’ailleurs : comme ça, il ne fera pas de cauchemars.

— Pas de dégâts cérébraux ? s’exclama Didul, incrédule. Vous avez vu dans quel état il était ? Il avait le crâne ouvert, vous l’avez bien constaté !

— N’empêche, répondit Shedemei.

— Qu’avez-vous fait ? demanda Luet. Apprenez-moi ! »

La mine austère, Shedemei fit « non » de la tête. « Ce que j’ai fait, vous ne pouvez pas le faire. Je ne peux pas vous l’apprendre parce que je ne peux pas vous fournir les instruments nécessaires. Il faudra vous contenter de cette réponse. Ne me posez pas d’autres questions.

— Qui êtes-vous donc ? » demanda Didul. Une idée lui vint soudain. « Shedemei, est-ce vous, le véritable enfant du Gardien dont parlait Binaro ? »

Elle rougit. Didul ne l’aurait jamais crue capable d’une réaction aussi humaine. « Non, fit-elle, puis elle éclata de rire. Absolument pas ! Je suis bizarre, je sais, mais je ne suis pas ce que vous dites.

— Mais vous connaissez la Gardienne, n’est-ce pas ? intervint Luet. Vous savez… vous savez des choses que nous ne savons pas.

— Je vous l’ai dit : je suis à la recherche de la Gardienne. Je suis venue ici précisément parce que vous faites de vrais rêves et pas moi. Est-ce clair ? Me croyez-vous ? Il y a des choses que je sais, oui, et que je ne peux pas vous révéler parce que vous n’êtes pas prêts à les comprendre. Mais celles qui comptent le plus, vous les savez bien mieux que moi.

— Réparer le cerveau abîmé de ce garçon, fit Didul, ne venez pas me dire que ce n’est rien !

— C’est important pour lui. Pour vous, pour moi. Pour sa famille. Mais dans dix millions d’années, Didul, est-ce que ç’aura de l’importance ?

— Plus rien n’en aura, à ce moment-là ! répliqua Didul en riant.

— Si : la Gardienne. La Gardienne et toutes ses œuvres auront de l’importance. Dans dix millions d’années, Didul, la Gardienne sera-t-elle de nouveau seule sur Terre, comme elle l’a été si longtemps dans le passé ? Ou bien s’occupera-t-elle d’une Terre couverte de gens heureux qui vivront en paix en accomplissant son œuvre ? Imaginez ce que pourrait créer un peuple de bonne volonté – fouisseurs, humains et anges mêlés – et d’autres aussi, peut-être, rapatriés de leurs planètes d’exil – bâtissant tous ensemble des vaisseaux stellaires pour aller porter la parole de la Gardienne à d’innombrables mondes. C’était le but de ceux qui avaient fondé Harmonie. Mais ils ont voulu trop bien faire, ils ont essayé de forcer les gens à cesser de s’entretuer, en les abêtissant chaque fois qu’ils…» Soudain, elle parut se rendre compte qu’elle en avait trop dit. « Peu importe. En quoi l’ancienne planète peut-elle vous intéresser ? »