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Muets, Didul et Luet la regardèrent s’activer, pour dissimuler son embarras, à récupérer les médicaments inutilisés et à les replacer dans son sac. Puis elle sortit précipitamment en prétextant vaguement avoir besoin de prendre l’air.

« Sais-tu ce que je me disais à l’instant, Luet ? demanda Didul.

— Tu te demandais si, finalement, ce n’était pas Shedemei. La vraie. Celle à qui Voojum adresse ses prières. Elles ont peut-être fini par faire venir Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée. »

Didul lui jeta un regard ahuri.

« Tu plaisantes ?

— Ce n’est pas ça que tu te disais ?

— Je ne suis pas fou. Non, j’étais en train de penser : C’est toi dans vingt ans. Forte, sage, compétente, instruisant chacun, aidant chacun, aimant tout le monde, mais un peu gênée quand, par accident, elle laisse entrevoir la profondeur de sa passion. Je me disais qu’elle est ce que tu pourrais bien devenir, avec une différence, rien qu’une : toi, tu ne seras pas seule, Luet. Je te jure que dans vingt ans tu ne connaîtras pas la solitude dans laquelle vit Shedemei. Voilà ce que je pensais. »

Et maintenant qu’ils étaient seuls dans l’école, à l’exception d’un petit garçon endormi et de deux jeunes anges qui les observaient, fascinés, Didul l’embrassa comme il aurait dû le faire depuis longtemps. Il n’y avait rien d’enfantin dans la façon dont elle lui rendit son baiser.

Le pas à franchir était trop grand entre se rendre secrètement utile à la Maison de Rasaro et la diriger. Le mois passé à apprendre la médecine auprès de Shedemei ne l’y avait pas préparée. Edhadeya savait dès l’abord que « diriger » l’école signifiait simplement s’occuper des détails dont personne ne se considérait responsable : vérifier que les portes étaient verrouillées, acheter des fournitures indispensables dont personne ne s’apercevait qu’elles s’épuisaient. En tout cas, elle n’avait pas à dire aux professeurs comment faire leur travail.

Elle n’enseignait pas. Au contraire, elle allait de classe en classe glaner ce qu’elle pouvait auprès de chaque professeur, non seulement dans sa matière de prédilection, mais aussi quant à sa méthode. Elle s’aperçut bientôt que si les précepteurs de son enfance avaient des connaissances, ils ignoraient complètement comment s’adresser aux petits. Si elle s’était lancée tout de suite à enseigner, elle aurait procédé comme on l’avait fait avec elle ; à présent, elle s’y prendrait très différemment, et les élèves qu’elle aurait un jour en charge s’en porteraient bien mieux.

Il y avait une tâche qu’elle gardait pour elle-même et elle seule : répondre à la porte. Les Libérés pourraient tenter ce qu’ils voudraient contre l’école, la fille du roi serait en première ligne. On verrait bien alors si la garde civile ferait semblant de ne rien remarquer ! Plusieurs fois, en ouvrant la porte, elle se trouva devant des inconnus à l’attitude ambiguë qui n’avaient que des excuses louches pour expliquer leur présence ; une fois, elle en aperçut toute une bande rassemblée non loin de l’école. Il était évident qu’ils attendaient une occasion – la sortie d’une enseignante, peut-être, ou, l’idéal, d’une petite fouisseuse qu’ils pourraient battre, humilier ou terroriser. Mais la rumeur de la présence d’Edhadeya finit par se répandre et, au bout d’un moment, ils parurent renoncer.

Puis un jour, en répondant à la porte, elle se trouva face à un homme d’âge avancé, dont le visage ne lui était pas inconnu mais qu’elle n’arrivait pas à remettre.

« Je viens voir la directrice de l’école, dit-il.

— Je la remplace en ce moment. Si c’est Shedemei que vous voulez, elle ne devrait pas tarder à rentrer des provinces. »

Il avait l’air déçu, mais ne se décidait pas à partir ; il évitait le regard d’Edhadeya. « Je viens de très loin.

— En des temps plus calmes, monsieur, je vous inviterais à entrer prendre au moins un verre d’eau. Mais l’époque est dangereuse et je ne laisse pas pénétrer d’inconnus dans l’école. »

Il hocha la tête et baissa le regard. Comme s’il avait honte. Oui : il avait honte.

« On dirait que vous vous sentez en partie responsable des troubles actuels, dit Edhadeya. Pardonnez-moi si je me montre présomptueuse. »

Quand il releva le visage, des larmes perlaient à ses yeux, sous ses sourcils broussailleux qui lui donnaient une expression farouche ; bizarrement, il n’en avait l’air que plus dangereux. Mais Edhadeya ne ressentit aucune inquiétude. Non, elle le savait maintenant : il ne constituait un danger ni pour elle ni pour personne à l’école. « Entrez, dit-elle.

— Non, vous aviez raison de me l’interdire. Je suis venu voir… la directrice… parce que je suis en effet responsable, en partie du moins, et que j’ignore comment réparer.

— Laissez-moi vous donner à boire et nous parlerons. Je ne suis pas Shedemei, je n’ai pas sa sagesse. Mais parfois, je crois, le premier venu qui manifeste un peu d’intérêt peut faire l’affaire si l’on a besoin de se décharger d’un fardeau et si l’on sait que ses paroles ne seront pas utilisées contre soi.

— Et comment le saurais-je ? demanda le vieillard.

— Shedemei m’a confié son école. Pour moi, c’est le meilleur témoignage à l’appui de mon caractère et de mon intégrité. »

L’homme la suivit dans l’école, puis entra derrière elle dans la petite pièce, à côté de la porte, qui servait de bureau à Shedemei. « Vous ne désirez pas savoir mon nom ? demanda-t-il.

— Ce que je désire savoir, c’est comment, à votre avis, vous avez déclenché la situation présente. »

Il soupira. « Il y a encore trois jours, j’étais un haut personnage d’une des provinces. Vous n’aurez aucun mal à deviner laquelle quand je vous dirai qu’elle n’a pas connu de troubles, étant donné qu’aucun ange ne vit à l’intérieur de ses frontières et que les fouisseurs n’y sont pas tolérés.

— Khideo », fit-elle en parlant de la province.

Un frisson parcourut l’homme.

Elle comprit alors qu’elle l’avait nommé, lui aussi. « Khideo », répéta-t-elle, et à son ton il sut qu’elle parlait de lui, à présent, et plus seulement de la terre qui portait son nom.

« Sous quel jour me voyez-vous ? Comme quelqu’un qui a essayé de tuer son roi, un fanatique qui voulait une société de purs humains ? Eh bien, les purs humains, ça n’existe pas, voilà ce que je pense aujourd’hui. Nous discutions autrefois d’une campagne pour chasser tous les fouisseurs de Darakemba. Mais pendant des années, c’en est resté là ; c’était une façon de passer le temps, de nous conforter dans l’idée que nous étions les nobles de ce monde, nous, les purs humains, en nous attristant de ce que les autres, ceux qui vivaient au milieu des animaux, ne nous comprennent pas. Je vois votre air dégoûté, mais c’est ainsi que j’ai été élevé, et si vous aviez vu les fouisseurs comme je les voyais, comme une race d’assassins cruels, le fouet à la main…

— Comme les fouisseurs de Darakemba ont appris à voir les humains ? »

Il acquiesça. « Ce n’est que depuis les derniers événements que j’ai compris ce point de vue. La situation s’est emballée quand la rumeur a circulé – par mon biais, entre autres – que dans la résidence royale même, les quatre héritiers présomptifs rejetaient l’infecte religion d’Akmaro qui prônait le mélange des espèces. Sans parler du propre fils d’Akmaro, mais lui, nous le savions depuis longtemps dans notre camp.

Cependant, les fils du roi, tous les quatre… cela revenait à donner aux purs humains toute latitude pour faire ce qu’ils voulaient : ils savaient qu’ils l’emporteraient quoi qu’il arrive. Une fois Motiak devenu Motiab et Aronha Aronak…