— Et ils ont commencé à battre des enfants.
— Ils ont commencé par des actes de vandalisme. Des injures. Mais bientôt, nous avons entendu d’autres récits, et les purs humains que je connaissais ont dit : “Que faire ? Les jeunes ont un ardent désir de pureté. Nous avons beau leur recommander le calme, qui peut contenir la colère des jeunes ?” Au début, je les croyais sincères ; je leur conseillais diverses méthodes pour brider les plus violents. Mais ensuite, je me suis aperçu que… J’ai surpris une de leurs conversations, alors qu’ils me pensaient ailleurs ; ils se moquaient des anges aux ailes déchirées. Comment vole un ange avec des trous dans les ailes ? Beaucoup plus vite que d’habitude, mais dans une seule direction. Et ils riaient ! Alors, j’ai compris que, loin de chercher à faire cesser les violences, ils s’en délectaient. Et je leur avais donné asile. J’avais fourni aux Libérés des autres provinces un refuge où ils se sont retrouvés dans les jours qui ont précédé la décision d’Akmaro d’abolir toute sanction sérieuse contre l’hérésie. Aujourd’hui, je n’ai plus aucune influence sur eux. J’ai été incapable de les arrêter. Tout ce que j’ai pu faire, c’est refuser de passer plus longtemps pour leur chef. J’ai démissionné de ma fonction de gouverneur et je suis venu ici apprendre…
— Apprendre quoi, Khideo ?
— Apprendre à être humain. Pas un pur humain, mais un homme comme mon vieil ami Akmaro.
— Pourquoi ne pas être allé le voir directement ? »
Les yeux de Khideo s’emplirent à nouveau de larmes. « Parce que j’ai honte. Je ne connais pas Shedemei. On m’a seulement dit qu’elle est sévère et d’une honnêteté implacable ; enfin, pas seulement : on m’a également dit qu’elle est pour le mélange des espèces et d’autres abominations du même acabit. C’est cette réputation qui l’a fait connaître dans ma cité. Mon ex-cité. Mais, voyez-vous, au cours de ces dernières semaines, il m’est apparu que si mes amis étaient méprisables, il fallait peut-être que je prête l’oreille à mes ennemis.
— Shedemei n’est pas votre ennemie.
— Disons alors que moi, j’ai été le sien jusqu’à maintenant. J’ai pris conscience que le mépris que m’inspiraient les anges provenait de mon éducation et que je le perpétuais uniquement parce que c’était la tradition de mon peuple ; en réalité, je connaissais et j’appréciais plusieurs anges, dont un vieil érudit bougon de la résidence royale.
— Bego », dit Edhadeya.
Il la regarda, surpris. « Naturellement, j’aurais dû me douter qu’il était connu ici, dans la capitale. » Soudain, il dévisagea la jeune femme et fronça les sourcils. « Ne vous ai-je pas déjà vue quelque part ?
— Si, une fois, il y a bien longtemps. Vous refusiez de m’écouter. »
Khideo réfléchit un instant, puis une expression épouvantée apparut sur ses traits. « Je me suis épanché devant la fille du roi !
— À part Akmaro, personne d’autre que moi n’aurait été plus heureux d’entendre ce que vous venez de dire. Mon père vous respecte, malgré votre désaccord. Quand vous jugerez bon de lui annoncer que cette pomme de discorde n’existe plus, il vous prendra dans ses bras comme un frère retrouvé. Ilihi aussi, ainsi qu’Akmaro.
— Je refusais d’écouter les femmes, je refusais de vivre avec les anges, je refusais la citoyenneté aux fouisseurs. Et me voici dans une école dirigée par des femmes pour apprendre à vivre avec les anges et les fouisseurs. Je veux changer mon cœur et je ne sais pas comment.
— Vouloir, c’est l’essentiel ; le reste n’est que pratique. Je ne révélerai ni à mon père ni à personne qui vous êtes.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit qui vous étiez dès le début ?
— Auriez-vous accepté de me parler, dans ce cas ? »
Il eut un rire amer. « Bien sûr que non !
— Et n’oubliez pas que vous non plus, vous ne vous êtes pas présenté.
— Vous avez assez vite deviné qui j’étais.
— Vous aussi.
— Mais pas assez vite.
— Je vous répète que vous ne craignez rien. » Elle se leva. « Vous pouvez assister aux cours que vous voulez, mais vous ne devez pas intervenir. Écoutez. Vous en apprendrez autant des élèves que des professeurs. Même si, à votre avis, elles sont complètement dans l’erreur, soyez patient, observez, apprenez. L’important, pour le moment, ce n’est pas la validité de leurs opinions, c’est d’apprendre les opinions qu’elles ont. Vous comprenez ? »
Il acquiesça. « Je n’ai pas l’habitude de l’humilité.
— On ne vous demande pas d’être humble, répliqua-t-elle d’un ton sec – que Shedemei lui avait enseigné involontairement. On vous demande seulement de vous taire. »
Durant les jours qui suivirent, Edhadeya surveilla Khideo – de loin, mais attentivement. Sa présence ne plaisait visiblement pas à certains professeurs, et Khideo, qui ne manquait pas de sensibilité, laissa bientôt ces cours de côté. Les petites filles se firent rapidement à lui, commençant d’abord par ne lui accorder aucune attention, puis peu à peu, timidement, par l’accepter dans leurs groupes aux repas et dans la cour. On lui demandait d’attraper des objets sur des étagères trop hautes ; certaines élèves se mirent même à lui grimper dessus lorsqu’il s’installait sous un arbre, adossé au tronc, pour atteindre des branches autrement hors de leur portée. Elles l’appelaient lissinits – « l’échelle ». Le surnom paraissait lui plaire.
Edhadeya finit par l’apprécier pour sa propre valeur. Deux choses, pourtant, la troublaient. Elle ne cessait de s’étonner qu’un tel personnage, fanatique confirmé, ait pu s’avérer fondamentalement intègre. La partie visible de sa vie ne reflétait donc pas forcément ce qui se trouvait à l’intérieur. Il fallait de terribles événements pour l’éveiller, pour le pousser à se dépouiller de son apparence et à révéler cette personnalité intime. Mais cette personnalité vertueuse existait bel et bien.
Ce qui dérangeait encore Edhadeya, c’est ce que Khideo lui avait dit sur ses frères. Treize ans durant, les Libérés avaient tenu leurs réunions sans qu’il en sorte rien ; puis Akma avait réussi à convaincre tous ses frères, tous les fils du roi, de rejeter leur foi en la Gardienne et, plus particulièrement, de refuser d’obéir à la religion d’Akmaro. De ce jour, les citoyens les plus malfaisants s’étaient sentis libres d’exécuter leurs noirs desseins.
C’est à Mon que je dois parler, pas à Akma, se dit-elle – sans remarquer qu’elle avait donc décidé de s’adresser à Akma. Si j’arrivais à le détacher des autres… Mais non, c’était impossible, elle le savait. Aucun des quatre frères ne trahirait les autres ; car c’est ainsi qu’ils verraient la situation. Non, c’est Akma qu’il fallait toucher. S’il changeait d’avis, les autres suivraient. Il saurait les persuader.
Les paroles désespérées de Luet sonnaient encore à ses oreilles : « Il n’y a plus rien en lui, Edhadeya. Plus rien que de la haine. » Si c’était vrai, elle perdrait son temps à lui parler. Mais Luet ignorait ce qu’il dissimulait au fond de son cœur. Si Khideo avait conservé une étincelle d’honnêteté, pourquoi pas Akma ? Il était encore jeune ; certes, dans son enfance, la vie l’avait maltraité bien plus que Khideo. Depuis lors, pour lui, le monde était déformé ; mais si une fois, rien qu’une, il voyait la vérité, ne pourrait-il choisir d’être quelqu’un d’autre, dans un monde complètement différent ?
Telles étaient les pensées qui la conduisirent, un soir, à fermer l’école en laissant Khideo – non, Lissinits – en place. Torche en main, elle prit le chemin de la maison de son père dans l’air vif de l’automne. Tout en marchant, elle songeait : Imagine qu’il n’y ait plus de sécurité ; si j’étais une femme – ou un homme, ou un enfant – de la terre, jamais je n’oserais m’aventurer ainsi dans le noir, de crainte de me faire assaillir par des hommes cruels qui me haïraient, non pas à cause de ce que j’aurais fait, mais pour mon aspect physique. Pour ces gens, les rues sont des lieux de terreur, ces rues que je parcours depuis toujours sans peur, de jour comme de nuit. Peuvent-ils se considérer encore comme des citoyens, alors qu’ils n’ont même pas la liberté de se promener dans la cité ?