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— On les a peut-être encore.

— Tu crois ? » Edhadeya s’anima soudain. « À ton avis, Mon, certains rêves disent-ils la vérité ? Parce que je fais sans cesse le même, toutes les nuits, parfois deux et même trois fois par nuit. Et il a l’air tellement réel, pas du tout comme les autres. Mais je ne suis pas prêtre ni rien ; d’ailleurs, les prêtres ne parlent pas aux femmes. Si Mère vivait encore, je lui demanderais ; en tout cas, pas question que je m’adresse à Dudagu Dermo.

— J’en sais moins que personne, fit Mon.

— C’est vrai.

— Merci.

— Et comme tu en sais moins, tu écoutes davantage. »

Mon rougit.

« Je peux te raconter mon rêve ? »

Il acquiesça.

« J’ai vu un petit garçon, pas plus vieux qu’Ominer. Il avait une sœur du même âge que Khimin.

— Tu arrives à connaître l’âge des gens dans un rêve ? fit Mon.

— Chut, tête de pioche ! Ils travaillaient aux champs ; on les battait, eux, leurs parents et tout le monde. On les battait et ils avaient faim. Ils mouraient de faim ! Et ceux qui les fouettaient, c’étaient des fouisseurs. Des gens de la terre, je veux dire. »

Mon réfléchit. « Père ne laisserait jamais les fouisseurs nous dominer.

— Tu ne comprends pas : il ne s’agissait pas de nous. C’était trop réaliste. Une fois, j’ai vu le petit garçon se faire battre. Mais pas par des fouisseurs : par de jeunes humains qui les commandaient.

— Des Elemaki », murmura Mon. Les hommes mauvais qui s’étaient mêlés aux fouisseurs, vivaient dans leurs cavernes humides et dévoraient les gens du ciel qu’ils tuaient après les avoir enlevés.

« Ils étaient plus grands que lui. Il avait faim, alors ils l’ont tourmenté en le gavant de force jusqu’à ce qu’il s’étouffe et qu’il vomisse ; après, ils l’ont barbouillé de fruit écrasé et de restes de plats, et puis l’ont roulé dans la boue et dans l’herbe pour que personne ne puisse en profiter. C’était horrible, pourtant il a été très courageux, pas une fois il ne les a insultés, il a tout supporté avec une grande dignité, tellement que j’en ai pleuré.

— Dans le rêve ?

— Non, quand je me suis réveillée. Je me suis retrouvée en train de pleurer, et je me disais : Il faut aider ces gens ! Il faut les trouver et les emmener chez nous !

— Nous ?

— Père, je suppose. Nous, les Nafari, quoi. Parce que j’ai l’impression que ces gens sont des Nafari aussi.

— Alors, pourquoi n’envoient-ils pas des gens du ciel nous demander de l’aide ? C’est ce qu’on fait quand les Elemaki attaquent. »

Edhadeya resta un instant songeuse. « Tu sais quoi, Mon ? Il n’y avait pas un seul ange avec eux ! »

Du coup, Mon se tourna vers elle. « Pas un seul ?

— Les fouisseurs les avaient peut-être tués ?

— Ça ne te rappelle rien ? fit-il. Ces gens qui sont partis à l’époque du grand-père de Père ? Ceux qui détestaient Darakemba et qui voulaient reprendre possession de la terre de Nafai ?

— Les Zef…

— Les Zenifi, corrigea Mon. D’après eux, c’était un péché que les humains et les gens du ciel vivent ensemble. Ils n’ont pas emmené un seul ange. Ce sont eux. C’est d’eux que tu as rêvé.

— Mais ils ont tous été tués !

— On n’en sait rien. On n’a plus jamais entendu parler d’eux, c’est tout. » Mon hocha la tête. « Ils doivent avoir survécu.

— Alors, pour toi, c’est un vrai rêve ? Comme ceux de Luet ? »

Mon haussa les épaules. Quelque chose le chiffonnait. « Ton rêve… dit-il enfin, j’ai l’impression qu’il ne parle pas exactement des Zenifi. Je veux dire que… on dirait qu’il n’est pas terminé. Je crois qu’il s’agit d’autres personnes.

— Et qu’est-ce que tu en sais ? C’est toi qui as pensé aux Zenifi.

— Et ça me semblait exact à ce moment-là. Mais maintenant… ça ne sonne plus juste. Quand même, il faut en parler à Père.

— Parle-lui, toi, dit Edhadeya. Tu le vois au dîner.

— Et toi quand il vient nous dire bonne nuit. »

Edhadeya fit la grimace. « Dudagu Dermo est là aussi à chaque fois. Je ne vois jamais Père seul. »

Mon rougit. « Ce n’est pas bien de sa part.

— Ah, c’est vrai, tu sais toujours ce qui est bien ou mal. » Et elle lui flanqua son poing dans l’épaule.

« Je lui raconterai ton rêve au dîner.

— Dis-lui qu’il vient de toi. »

Mon fit non de la tête. « Je ne mens jamais.

— Mais il ne t’écoutera pas s’il sait qu’il vient d’une fille. Et tous les hommes à table se moqueront de mon rêve.

— Bon, j’attendrai d’avoir fini de le raconter pour le lui révéler. Ça te va ?

— Dis-lui encore ceci : dans les derniers rêves, le garçon, sa sœur, sa mère et son père sont allongés et ils me regardent ; ils ne parlent pas, ils restent là, sans bouger, dans le noir, et pourtant je sais qu’ils me supplient de venir les sauver.

— Toi ?

— Dans le rêve, oui. Mais dans la réalité, j’imagine que ces gens – s’ils existent – ne restent pas là, sans rien faire, en comptant sur une fillette de dix ans pour les délivrer.

— Je me demande si Père laissera Aronha y aller.

— Tu crois qu’il enverra vraiment quelqu’un ? »

Mon haussa les épaules. « Il fait noir. C’est bientôt l’heure du dîner… Écoute. »

Des arbres près du fleuve, des hautes maisons étroites du peuple du ciel s’éleva le chant du soir, soutenu d’abord par quelques voix auxquelles se rallièrent d’autres, de plus en plus nombreuses. Aiguës et cadencées, les mélodies s’entrelaçaient, jouaient les unes avec les autres, inventaient, provoquaient des dissonances capricieuses pour mieux les résoudre avant de subvertir leurs harmonies prévisibles, le tout créant une mélopée obsédante qui évoquait un temps révolu où l’existence de ceux du ciel s’étendait sur quelques brèves années dont il fallait profiter sur l’instant, car la mort rôdait toujours non loin. Les enfants interrompirent leurs jeux et quittèrent peu à peu les hauteurs pour retrouver la table du dîner, leurs père et mère à la voix d’or, la maison emplie de musique comme jadis les abris à toit de chaume des anges, à la cime des arbres.

Les larmes montèrent aux yeux de Mon. Voilà pourquoi il tenait à jouir seul du chant du soir : ce serait des moqueries sans fin si on le voyait pleurer. Néanmoins, Edhadeya faisait exception.

Elle l’embrassa sur la joue. « Merci de me croire, Mon. Par moments, j’ai l’impression d’être une souche, pour ce qu’on m’écoute. »

Mon rougit à nouveau. Quand il se retourna, elle descendait déjà l’échelle. Il aurait dû la suivre, c’est vrai, mais les voix humaines commençaient à se joindre au chœur et il en était dès lors incapable. Serviteurs aux fenêtres des grandes maisons, ouvriers et hauts dignitaires dans les rues, tous chantaient, et chaque voix avait droit de cité dans l’hymne vespéral. Dans certaines villes, les rois humains imposaient par décret à leurs sujets un chant unique, dont les paroles exaltaient la fibre patriotique, la vénération déférente due au souverain ou aux dieux officiels. Mais, à Darakemba, on suivait les anciennes coutumes nafari et les humains inventaient leurs mélodies personnelles aussi librement que les anges. Les gens du milieu avaient la voix plus grave, moins souple, moins apte aux variations rapides. Mais ils faisaient de leur mieux et ceux du ciel acceptaient leur chant, jouaient avec, dansaient autour, l’ornaient, le modifiaient, l’achevaient, si bien que les deux peuples formaient le chœur d’une étourdissante cantate dépourvue de soliste mais fille de dix mille compositeurs.