Comme elle s’y attendait, Akma se trouvait à la résidence royale, dans l’aile de la bibliothèque, où il dormait la plupart du temps. Mais à cet instant il était bien éveillé ; il lisait, étudiait, et jetait des notes sur la cire d’une écorce, l’une des dizaines couvertes de ses griffonnages. « Tu écris un livre ? demanda-t-elle.
— Je ne suis pas un saint homme, répondit-il. Je n’écris pas de livres. Je rédige des discours. » Il poussa les écorces d’un côté de la table. Edhadeya fut touchée par le regard qu’il posa sur elle, comme s’il avait espéré sa venue. Son attention était tout entière sur elle, et il n’effleura pas son corps des yeux comme le faisaient les autres hommes. Ils étaient plantés droit dans les siens. Elle eut soudain envie de dire quelque chose de spirituel ou une phrase pleine de sagesse, pour justifier l’intérêt qu’il lui portait.
Non, se reprit-elle sévèrement. C’est encore un de ses artifices, une de ces ruses qu’il emploie pour mettre les gens dans sa poche. Et je ne suis pas là pour ça. Je suis là pour donner une leçon, pas pour en recevoir.
Pas étonnant que j’aie été amoureuse de lui, s’il me faisait toujours ces yeux-là !
À sa propre surprise, les mots qu’elle prononça n’avaient rien à voir avec ce qu’elle avait prévu de dire. « Je t’aimais, avant. »
Un petit sourire détendit les traits d’Akma. « Avant, murmura-t-il. Avant toutes ces questions de croyance.
— C’est un problème de croyance, Akma ?
— Pour que deux personnes s’aiment, il faut qu’elles se rencontrent, n’est-ce pas ? Et deux personnes qui vivent dans des mondes complètement différents n’ont aucune chance de se rencontrer. »
Elle comprit ce qu’il voulait dire ; ils avaient déjà débattu du sujet, et il soutenait alors qu’elle vivait dans un monde imaginaire où le Gardien de la Terre veillait sur chacun et donnait un sens à sa vie, tandis que lui vivait dans le monde réel fait de pierre, d’air et d’eau, où les gens devaient trouver eux-mêmes le sens de leur existence.
« Pourtant, nous nous rencontrons ici, fit Edhadeya.
— Ça reste à voir. » Il parlait d’un ton froid et distant, mais ses yeux la dévisageaient. Que cherche-t-il ? Qu’espère-t-il voir ? Un vestige de mon amour pour lui ? Mais c’est précisément ce que je n’ose pas lui montrer parce que je n’ose pas le chercher en moi-même. Je ne peux pas l’aimer ; seul un monstre, une femme au cœur de pierre pourrait aimer le responsable de tant de souffrances inutiles.
« As-tu entendu les nouvelles des provinces ?
— Il y en a beaucoup, répondit Akma. Desquelles parles-tu ? »
Il feignait l’innocence, mais elle refusa d’entrer dans son jeu et attendit sa réponse.
« Oui, j’ai entendu les nouvelles, dit-il enfin. C’est affreux. Je m’étonne que ton père n’ait pas encore fait appel aux militaires.
— Pour combattre quelle armée ? riposta-t-elle, méprisante. Tu es plus intelligent que ça, Akma. Une armée est impuissante contre des tueurs qui se perdent dans la cité et se dissimulent sous l’apparence de négociants, de commerçants ou d’ouvriers respectables dans la journée.
— Je suis un intellectuel, pas un stratège.
— Ah oui ? J’y ai longuement réfléchi, Akma, et quand je te regarde, ce n’est pas un intellectuel que je vois.
— Non ? Quel genre de monstre suis-je à tes yeux ?
— Pas un monstre, non. Rien qu’un tueur ordinaire. Tes mains ont déchiqueté les ailes de petits anges ; les fouisseurs se tapissent chez eux la nuit, terrorisés à l’idée de voir ton ombre s’interposer entre la lune et eux.
— Tu m’en rends responsable, sans rire ? Mais je n’ai jamais levé la main sur personne !
— Tu en es la cause, Akma. Toute cette immonde armée de bourreaux d’enfants, c’est toi qui l’as mise en marche ! »
Il frémit ; ses traits se tordirent sous l’effet d’une émotion profonde. « Tu ne peux pas dire ça ! Tu sais que c’est un mensonge !
— Ce sont tes amis. Tu es leur héros, Akma. Toi et mes frères.
— Je ne leur dicte pas leur conduite ! » s’exclama-t-il. Il contrôlait difficilement sa voix.
« Ah non ? Quoi, ce sont eux qui te dictent la tienne, alors ? »
Il se leva brusquement en renversant son tabouret. « Si c’était le cas, Edhadeya, je serais en ce moment même dans la rue en train de prêcher contre la pitoyable petite religion de Père ! Ils me supplient, ils m’implorent de le faire. Ominer le premier : “Il faut verser le bronze tant qu’il coule encore !” me dit-il. Mais je refuse de cautionner ces persécutions. Je veux qu’il ne soit fait de mal à personne – pas même aux fouisseurs, malgré ce que tu penses de moi. Et les anges, avec leurs ailes en lambeaux – crois-tu que cette nouvelle ne m’a pas mis en rage comme n’importe quel individu respectable ? Crois-tu que je ne souhaite pas voir punis les monstres qui ont fait ça ? » L’émotion faisait trembler sa voix.
« Penses-tu qu’ils auraient eu l’audace d’agir, sans toi ?
— Cette situation, je ne l’ai pas inventée ! Je n’ai pas créé la haine et la rancœur contre les fouisseurs ! Ce sont nos pères qui s’en sont rendus responsables le jour où ils ont modifié toute la structure religieuse de l’État pour y intégrer les fouisseurs, comme si c’étaient des citoyens…
— Treize années ont passé depuis, et durant tout ce temps, rien ne s’est produit. Puis tu annonces avoir “découvert” qu’il n’y a pas de Gardienne – en dépit de mon vrai rêve grâce auquel elle a sauvé les Zenifi ! En dépit du fait que c’est uniquement par le pouvoir de Surâme, et tu le sais parfaitement, qu’ont été traduits les textes d’où tu as tiré ta prétendue preuve ! Tu persuades mes frères de la justesse de ton point de vue – même Mon, j’ignore encore comment, même Aronha, qui flairait pourtant de loin les sottises – et alors, à l’instant où les héritiers de Père s’unissent dans leur incroyance, les digues se rompent.
— Dans ces conditions, tu pourrais aussi bien t’en prendre à ma mère. Après tout, elle m’a donné le jour.
— Oh, il y a des responsabilités en amont de toi ! Par exemple, j’ai découvert que Bego faisait partie d’une conspiration, qui ne date pas d’hier, opposée aux enseignements d’Akmaro. Si tu examines honnêtement tes souvenirs, tu t’apercevras probablement que c’est Bego qui t’a mené à ta fameuse “découverte” de la non-existence de la Gardienne.
— Bego ne fait partie de rien du tout. Il vit pour ses livres. Il vit dans le passé.
— Et ton père inventait un nouvel avenir qui faisait table rase du passé. Ça n’a sûrement pas plu à Bego, qui, je m’en rends compte aujourd’hui, n’a jamais cru en la Gardienne : il exigeait une explication naturelle pour tout. “Pas de miracle, s’il vous plaît !” Tu te rappelles ? C’était sa grande phrase. “Pas de miracle !” Akmaro et les siens ont pu s’échapper parce que c’était l’intérêt des gardes fouisseurs de les laisser s’enfuir. La Gardienne ne les a jamais endormis. Quelqu’un les a-t-il vus dormir ? Non, Akmaro a seulement fait un rêve. Toujours choisir l’explication la plus simple, voilà ce que Bego nous a appris.