Akma entendit le petit discours de Mon. Rien ne clochait réellement dans ce qu’il avait dit, et pourtant quelque chose tracassait Akma. C’était Mon lui-même qui clochait. Pouvait-on encore lui faire confiance ? Et si ce soir Mon se levait pour annoncer tout de go qu’il prenait parti pour son père ? Une division parmi les fils de Motiak réduirait tout à néant : le peuple supposerait que le fils loyal deviendrait l’héritier du trône et les réformes d’Akmaro définitives, que les Protégés resteraient dans le sillage du gouvernement. Par conséquent, il serait de bonne politique de faire partie des Protégés et la religion d’Akmaro demeurerait dominante. Akma ne se faisait pas d’illusions : la doctrine qu’il s’apprêtait à prêcher dès ce soir n’était pas du genre à émouvoir les âmes ; personne n’aurait envie de mourir pour cette religion. Elle n’attirerait les conversions qu’en promettant le retour à l’ancienne tradition et en se faisant passer pour une religion d’avenir – à savoir, au moment où Aronha monterait sur le trône. Elle était assurée de devenir dominante presque immédiatement, au moins en ce qui concernait le nombre d’adhérents. Plus important : la direction de la nouvelle congrégation formerait évidemment le noyau du futur gouvernement. Akma veillerait à ce qu’une fois Aronha couronné, il n’entende pas d’autre conseil que celui-ci : déclarer la guerre aux Elemaki. Fini, la défense passive – on bouterait les Elemaki hors de leurs refuges des hauts monts. La terre de Nafai se libérerait dans le sang des fouisseurs, et là où Akma avait connu la servitude, les esclaves fouisseurs s’échineraient sous les fouets nafari. Alors son triomphe serait absolu. Son courage rachèterait la faiblesse de son père devant les persécutions.
Tout commence aujourd’hui. Et Mon sera des nôtres. C’est un ami sincère. S’il est si morose, c’est peut-être qu’il nourrissait encore l’espoir d’épouser Luet. Eh bien, voilà au moins un point positif dans la décision de Luet de se marier : ça permettra à Mon de se concentrer sur la tâche présente. Davantage qu’aucun autre, Mon avait le don de parler avec autant de feu et de charme qu’Akma. Plus, même, car les discours d’Akma gardaient une tournure intellectuelle, dont il avait d’ailleurs parfaitement conscience, tandis que Mon avait le sens du contact, une façon de parler juvénile, une énergie qui toucherait le public à un niveau bien plus profond que tout ce que pourrait dire Akma. Ce qui n’empêcherait pas Akma de s’en tirer très honorablement ; orateur moyen, il savait néanmoins qu’en fin de compte il réussissait la plupart du temps à se mettre un auditoire dans la poche, il regardait les gens droit dans les yeux et il avait presque la sensation qu’un cordon les reliait à lui ; il n’avait alors plus qu’à tirer dessus et son interlocuteur lui appartenait, du moins pour une heure ou pour une soirée.
Ça rappelait un peu les pouvoirs d’une déchiffreuse tels que les décrivaient les anciens textes. Sauf que les déchiffreuses étaient toujours des femmes et que, de toute manière, tout ça n’était que superstition. Les cordes qu’imaginait Akma n’étaient que des métaphores, une visualisation inconsciente de son talent à instaurer certains rapports avec des inconnus.
Mais ce don ne marcherait pas sur le roi ; il le savait d’expérience. Son influence ne fonctionnait que sur des individus un tant soit peu réceptifs. Motiak ne laissait jamais à Akma l’occasion d’opérer sur lui.
« Tu vas rester là toute la matinée à broyer du noir ? demanda Ominer. Père t’attend ; tu es en retard.
— J’y vais, répondit Akma. Je réfléchissais. Tu devrais essayer un jour, Ominer. C’est presque aussi amusant que d’avaler de l’air pour pouvoir roter. Ce dont tu t’abstiendras ce soir, j’espère.
— Je ne suis pas complètement débile », grogna Ominer.
Akma lui assena une claque dans le dos pour lui montrer qu’il le taquinait et qu’ils étaient toujours amis. Puis il sortit et traversa d’un pas assuré les salles qui séparaient la bibliothèque des appartements privés du roi.
Il était le dernier ; c’est ce qu’il espérait. Motiak était là, naturellement, ainsi que, comme Akma s’y attendait, Akmaro et Chebeya. Pas d’Edhadeya en vue, heureusement ; mais… Bego ? Qu’est-ce que Bego faisait là, avec son autresoi, bGo, assis derrière lui, l’air pitoyable ? Et ce vieillard ? Qui était-ce ?
« Tu connais tout le monde, déclara Motiak. Sauf Khideo, peut-être. Vous vous êtes rencontrés alors que tu étais tout petit, mais je ne pense pas que vous vous soyez revus depuis. Khideo était naguère gouverneur du pays qui porte son nom. »
Akma le salua et, sur un signe du roi, prit place à la table. Il ne quittait pas Motiak des yeux, mais il ne pouvait s’empêcher de se demander la raison de la présence de Khideo. Et Bego ! Pourquoi étaient-ils là, son frère et lui ? Et pourquoi Bego avait-il évité son regard ?
« Akma, tu passes le plus clair de ton temps chez moi, mais je ne te vois jamais, dit le souverain.
— Je fais des recherches, répondit Akma. Je vous remercie de m’avoir donné si libre accès à votre bibliothèque.
— Quel dommage qu’au bout de tant d’études, tu en saches moins que lorsque tu as commencé ! » Motiak eut un sourire triste.
« C’est vrai. Il me semble que plus j’apprends, moins j’en sais. Tandis que les ignorants demeurent absolument inébranlables dans leurs convictions. »
Le sourire de Motiak s’effaça. « Je suis en train d’arrêter le décret que tu as suggéré à Edhadeya ; j’ai pensé que tu aimerais le savoir. Il semble que ce soit une solution au problème immédiat. Comme tu l’as proposé.
— Je suis heureux d’avoir pu rendre service. La tournure des événements me… déplaisait beaucoup.
— J’imagine, dit Motiak. Parfois, les opérations que l’on déclenche ne tournent pas comme on le voudrait, n’est-ce pas ? »
La pique n’échappa pas à Akma ; on lui reprochait les persécutions. Il ne pouvait pas laisser passer cela. « J’ai déjà appris ma leçon, plusieurs fois, fit-il. Par exemple, votre réforme religieuse d’il y a treize ans n’a pas eu les effets que vous escomptiez. C’est tragique de voir où elle a mené. »
Motiak sourit de nouveau, mais cette fois il affichait plus clairement ses vrais sentiments : c’était un rictus de fauve et la fureur brillait dans ses yeux. « Sache-le, Akma, je ne suis pas aussi stupide que tu dois le penser. Je sais à quoi tu joues, comment tu as manœuvré dans mon dos ; je t’ai observé pendant que tu gagnais mes fils à tes idées, et je n’ai rien fait parce que j’avais confiance en leur jugement. Là, tu m’as damé le pion – je les surestimais.
— Au contraire, Sire, dit Akma. Je crois que vous les sous-estimiez.
— Je sais ce que tu penses, Akma, et je te prie de ne plus m’interrompre ni me contredire. Même si toute ta stratégie est fondée sur la perspective que je mourrai un jour et que quelqu’un me remplacera sur le trône, n’oublie pas que je ne suis pas encore mort et que je suis le roi. »
Akma acquiesça. Mieux valait faire preuve de prudence. Que le roi joue sa petite tragédie. Ce soir, c’est Akma qui aurait le dernier mot.
« Ton père, ta mère et moi avons parlé des terribles expériences de ton enfance et tenté de comprendre pourquoi elles ont rapproché tout le monde du Gardien, sauf toi, qu’elles en ont détourné. Ton père était très embarrassé, tu t’en doutes. Il ne cessait d’exprimer ses regrets d’être à l’origine de tant de souffrances parce qu’il n’avait pas su être un bon père. »
Akma eut envie de hurler qu’il n’avait pas déclenché les persécutions, que, si on le laissait faire, une telle situation n’aurait plus jamais lieu de se reproduire. Il eut aussi envie de s’en prendre à son père, de le frapper, de lui faire mal pour oser s’excuser auprès du roi de la mauvaise conduite de son fils.