Mais il réprima toutes ces émotions et, lorsque Motiak s’interrompit pour le laisser répondre, il se contenta de hocher la tête en disant d’un ton soumis : « Je regrette de vous décevoir tous à ce point.
— La question qui nous a laissés perplexes le plus longtemps, c’est, une fois que tu avais réussi à suborner mes fils, comment la nouvelle avait pu s’en répandre si largement et si vite. Apparemment, tu n’étais jamais en contact avec personne chez les Libérés. C’est à peine si tu sortais de la bibliothèque.
— Je fais des recherches. Je ne parle à personne qu’aux membres de ma famille, de la vôtre et à quelques autres chercheurs.
— Oui, tu t’y prenais très discrètement, très intelligemment – c’est du moins ce que nous croyions. Comment fait-il ? nous demandions-nous. Et puis nous avons compris : ce n’était pas toi. Ce n’était pas ton idée. »
Motiak regarda Khideo. La parole était au soldat. « Au moment où j’étais ici pour conférer avec le roi juste après notre sauvetage, j’ai pris langue avec quelqu’un qui partageait certaines de mes vues, c’est-à-dire les opinions des Zenifi : Les humains ne doivent cohabiter avec aucune des deux autres espèces capables de fabriquer des outils. Enfin, je devrais plutôt dire qu’il a pris langue avec moi, car il connaissait mon point de vue sans que je sache le sien tant qu’il ne m’eut pas parlé. Depuis lors, il a été mon lien avec la résidence royale, et ce qu’il m’apprenait, je le répétais à tous les Zenifi. Plus important encore : il m’avait promis à l’époque, il y a treize ans, de délivrer tous les fils du roi. Dès qu’il y serait parvenu, nous devions en faire circuler la rumeur afin que les gens sachent que les réformes d’Akmaro n’étaient que temporaires et que l’ordre ancien serait restauré lorsqu’un des fils hériterait du trône. »
Il y a treize ans ? Impossible. Akma n’avait formé son plan qu’après avoir compris que le Gardien n’existait pas.
Motiak se tourna vers Bego. À mi-voix, le vieil archiviste commença : « J’ai essayé de travailler directement sur Aronha, mais il tenait trop de son père. Mon, lui, n’arrivait pas à surmonter son dégoût de lui-même. Ominer… trop jeune et l’esprit pas vraiment assez vif. Khimin… trop jeune, évidemment. J’ai voulu travailler quelque temps sur Edhadeya, mais ses fantasmes sur les vrais rêves étaient trop puissants. »
Motiak gronda : « Ce ne sont pas des fantasmes.
— J’ai avoué ce que j’ai fait, Motiak, répondit Bego d’un air de défi, mais je n’ai pas dit que j’étais d’accord avec toi. » Il reporta son attention sur Akma. « Toi, Akma ; toi, le garçon le plus brillant à qui j’aie jamais enseigné, tu comprenais. Et j’ai vu que tu avais un don pour gagner les gens à ton point de vue. Du moment que tu ne t’éloignes pas d’eux. C’est un talent, le talent de persuasion, et j’ai alors compris que je n’aurais pas à convaincre les fils de Motiak ; il suffirait de te convaincre, toi, et tu ferais le reste.
— Tu ne m’as convaincu de rien du tout. Tout est venu de moi ! »
Bego secoua la tête. « C’est l’essence même de l’enseignement : faire en sorte que l’élève découvre tout par lui-même. Je t’ai guidé vers l’idée que le Gardien n’existait pas et, de là, tu as sauté sur toutes les conclusions que je pouvais espérer. Naturellement, ta profonde haine des fouisseurs m’a donné un bon coup de pouce.
— Tu me prenais donc pour une marionnette ? demanda Akma.
— Pas du tout. Je te prenais pour le meilleur élève que j’avais jamais eu. Je pensais que tu pourrais changer le monde.
— Ce que Bego ne te dit pas, intervint Motiak, c’est que ses agissements constituent une trahison et un parjure. Khideo étudie à l’école de Shedemei depuis quelque temps, principalement la philosophie morale. Il est allé trouver bGo, puis, tous les deux, ils ont persuadé Bego de les accompagner devant moi et de joindre ses aveux aux leurs.
— Je regrette que Khideo, bGo et Bego aient décidé d’agir de façon aussi inutile et inadaptée, répondit Akma. Mais, comme Bego peut aussi vous le dire, nous n’avons appris qu’il avait des contacts extérieurs qu’après le début des persécutions, alors qu’il nous incitait à parler publiquement contre les Protégés. Vous noterez que nous ne l’avons pas fait. Nous refusions absolument toute action pouvant donner à croire que nous cautionnions les persécutions.
— J’en ai bien conscience, dit Motiak. C’est pourquoi tu ne tombes pas sous les mêmes chefs d’inculpation que Bego et Khideo.
— Si vous pensez pouvoir me réduire au silence en menaçant Bego de la peine de mort, vous vous trompez, répliqua Akma. C’est moi que vous devrez tuer. »
Motiak se dressa d’un bond, se pencha par-dessus la table et frappa violemment le plateau du plat de la main sous le nez d’Akma. « Je n’ai l’intention de tuer personne, espèce de petit crétin ! Je ne menace personne ! Je t’explique la vérité sur ce qui se passe !
— Parfait, fit Akma d’un ton calme. Je vois que Bego croyait me contrôler. Khideo le croyait aussi. Malheureusement, ça n’a jamais été vrai : j’ai formé mon plan bien plus tôt que vous ne l’imaginez. Il m’est venu sur une butte d’un endroit nommé Chelem. En regardant mon père dégouliner d’amour sur des bourreaux et des tortionnaires, j’ai fait le serment solennel de revenir en ce lieu accompagné d’une armée, d’attaquer et de soumettre les Elemaki. La terre où mon peuple et moi étions des esclaves maltraités tomberait sous la botte des Nafari et nous en chasserions tous les fouisseurs. Ni eux ni les humains qui choisiraient de vivre avec eux n’auraient plus de place dans le Gornaya. Tel était le serment que j’ai prononcé. Et tout ce qui s’est passé depuis ne visait qu’à le réaliser. Qu’ai-je à faire de la religion ? Auprès de mon père, j’ai appris que c’est seulement un bon moyen de pousser les gens à faire ce qu’on veut – comme il l’a fait avec les Pabulogi. Le drame de mon père, c’est qu’il croit à ses propres fadaises. »
Motiak sourit. « Merci, Akma. Tu viens de me fournir ce que j’attendais. »
Akma lui rendit son sourire. « Je ne vous ai rien fourni qui puisse vous servir. Vos fils et moi avons déjà mis au point la stratégie militaire qui nous donnera la victoire ; nous avons examiné les rapports des espions. Vous, vous négligez tous les renseignements utiles parce que vous n’avez aucun intérêt à déclarer la guerre à l’ennemi – mais nous, nous nous en servons, nous les étudions. Les Elemaki sont divisés en trois royaumes faibles et querelleurs ; nous pouvons les écraser les uns après les autres. C’est un plan sans faille et qui n’a rien de séditieux. Le rôle que j’y jouerai, quel qu’il soit, sera celui d’un serviteur sincère et loyal du roi. Que vous ne soyez pas le roi auquel j’apporterai une telle gloire, c’est bien triste, mais c’est votre choix, Sire. Je vous en prie, allez-y, annoncez à votre peuple que tel est mon plan : vaincre et anéantir nos ennemis et amener la paix sur tout le pays. Vous verrez alors s’il me rend impopulaire !
— Le peuple n’aime pas la guerre, répondit Motiak. Tu le juges bien mal si c’est ce que tu crois.
— C’est vous qui le jugez mal, pas moi. Les gens en ont assez d’être constamment sur le pied de guerre ; ils en ont assez que les Elemaki puissent repasser leur frontière après leurs raids en sachant qu’on ne les poursuivra pas pour les massacrer. D’où croyez-vous que vienne la haine envers les fouisseurs ? Pourquoi croyez-vous que les gardes civils ne vous ont pas obéi quand vous leur avez ordonné de faire cesser les violences ? La différence entre nous, Sire, c’est que moi, je vais canaliser cette fureur contre notre véritable ennemi. Votre politique la canalisait contre les enfants. »