Motiak se leva. « Aucune loi ne m’oblige à désigner un de mes fils pour me succéder. »
Akma se leva à son tour. « Et aucune loi n’oblige le peuple à accepter le successeur que vous désignerez. Il aime Aronha. Il l’aimera d’autant plus quand il s’apercevra qu’il… que nous entendons bien restaurer l’ordre ancien, les anciennes traditions.
— Ton plan tout entier, et le fait que tu oses me le jeter à la face, tout cela ne tient qu’à une chose : à ce que je suis un monarque indulgent et que je n’use pas de mon pouvoir de façon arbitraire.
— En effet. Je compte là-dessus, ainsi que sur votre amour pour notre royaume, qui vous retiendra de le plonger inutilement dans la guerre civile ou l’anarchie. Vous désignerez Aronha comme successeur. Et lorsque ce jour viendra – et nous formons le vœu que ce soit le plus tard possible, Sire, quoi que vous en pensiez –, ce jour-là, nous l’espérons, nous le croyons, vous aurez enfin compris que notre politique est la meilleure pour notre peuple, tout compte fait. Et vous nous souhaiterez bonne chance.
— Non, répliqua Motiak. Ça, jamais.
— C’est votre décision.
— Tu te dis que tu m’as bien roulé, n’est-ce pas ?
— Pas du tout. Mon seul ennemi, c’est la nation de fouisseurs et de rats qui se disent humains des hauts monts. Je n’ai rien à voir avec les procès dont découle la situation légale qui a ouvert les vannes des persécutions, et vous le savez. Je n’ai jamais eu de part dans ce jeu répugnant et je le rejette. En revanche, ce décret que vous allez signer, oui : c’est effectivement une manœuvre ; cependant, je n’ai pas remarqué que vous ayez trouvé mieux. Mais ma récompense pour vous avoir soufflé la solution à vos problèmes, c’est de me faire traiter de marionnette, de traître, de bourreau d’enfants et autres horreurs. Je n’oublierai pas que mon père et ma mère ont écouté ces accusations sans élever la voix une seule fois pour prendre ma défense ! »
Bego éclata de rire. « Tu es bien l’homme que j’espérais, Akma ! »
D’un regard, Motiak imposa le silence autour de la table.
« Akma, dit Akmaro d’une voix douce, j’en appelle à ta pitié. »
Non, pas ça ! s’exclama silencieusement Akma. Ne t’humilie pas devant moi comme tu l’as fait devant les Pabulogi !
« J’ai scruté ma mémoire et ma conscience, poursuivit Akmaro, en essayant d’imaginer comment j’aurais pu agir autrement à Chelem. Dis-le-moi, je t’en supplie : qu’aurais-je dû faire ? En nous liant d’amitié avec les fils de Pabulog, en leur enseignant les préceptes du Gardien, nous avons gagné notre liberté. C’est grâce à cela que nous sommes ici. Y avait-il un autre moyen ? Qu’aurais-je dû faire ?
— Je ne vis pas dans le passé, répondit Akma en cherchant à esquiver l’embarrassante question.
— Ainsi, toi non plus, tu ne vois rien de mieux qu’il m’aurait fallu faire. Je m’en doutais. La haine et la colère n’ont rien de rationnel. Tu sais que je n’avais pas le choix, mais la colère demeure en toi. Je comprends. Mais tu es un homme, maintenant : tu peux te débarrasser de ces émotions puériles.
— C’est comme ça que tu présentes tes excuses ? demanda Akma d’un ton badin. En me traitant de gamin ?
— Il ne s’agit pas d’excuses, répondit Akmaro, mais d’une mise en garde.
— Une mise en garde ? Comment, de la part d’un homme qui prêche la paix ?
— Tu te prétends horrifié par les méfaits des persécuteurs ; mais malgré toute ta sagesse, tous tes beaux plans, tu n’as pas l’air de te rendre compte que la voie dans laquelle tu t’engages causera des souffrances à côté desquelles les persécutions d’aujourd’hui ressembleront à une promenade de santé.
— Ce sont les Elemaki qui nous attaquent, et qui nous attaquent sans cesse. Non, je ne verserai pas une larme sur leurs souffrances.
— L’élève parle de guerre et il voit des cartes et des drapeaux, dit Akmaro.
— Tu n’as rien à m’apprendre sur la guerre. Tu n’y as pas plus assisté que moi, et moi, je l’ai davantage étudiée que toi.
— Crois-tu que Motiak et moi n’en ayons jamais discuté ? Si nous pensions possible de la mener rapidement, d’écraser les Elemaki en une seule campagne, crois-tu que nous hésiterions ? Ne confonds pas amour de la paix avec inconscience. Je sais que les Elemaki nous attaquent. Motiak ressent chaque coup porté contre son peuple comme s’il s’abattait sur lui. Si le roi refuse de se lancer contre les places-fortes ennemies, c’est parce que nous serions vaincus. C’est évident, indubitable : nous nous ferions anéantir. Pas un soldat ne vivrait assez longtemps pour atteindre l’antique terre de Nafai. Les hautes vallées sont des pièges mortels. Mais tu n’iras pas aussi loin, de toute façon, Akma : le Gardien refuse ton plan dans sa totalité. Ce pays où nous sommes appartient aux trois peuples à égalité. Tel est le décret du Gardien. Si nous acceptons cette loi et cohabitons en paix, alors nous prospérerons. Si nous la récusons, mon fils, nos os blanchiront sous le soleil comme ceux des Rasulum. »
Akma secoua la tête d’un air attristé. « Après tout ce temps, tu crois encore me faire peur avec tes avertissements sur le Gardien ?
— Non. Je ne crois pas pouvoir te faire peur le moins du monde. Mais j’ai le devoir de te révéler ce que je sais. La nuit dernière, j’ai fait un vrai rêve. »
Akma gémit intérieurement. Non, Père, ne te ridiculise pas davantage ! Tu ne peux pas affronter la défaite comme un homme ?
« Le Gardien t’a choisi. Il t’a reconnu dans ton enfance et il t’a préparé pour le rôle que tu devais jouer dans la vie. Personne, parmi ceux qui sont nés chez les Nafari, ne possède autant d’intelligence, autant de sagesse, autant de pouvoir que toi. »
Akma se mit à rire pour dévier la flatterie grossière. « C’est pour ça que tu traites mes idées avec tant de respect ?
— De même, personne n’a jamais eu pareille sensibilité. Quand tu étais petit, elle se manifestait par la compassion ; les coups qui pleuvaient sur Luet te faisaient plus mal que ceux que tu recevais. Tu ressentais la douleur de ceux qui t’entouraient, de tout le monde. Mais cette sensibilité s’accompagnait d’orgueil. Tu voulais être celui qui sauverait ses prochains, n’est-ce pas ? C’est ça, le crime que tu ne peux pas nous pardonner : le fait que ce soit ta mère et non toi qui a fait baisser les yeux à Didul, un certain jour, dans les champs ; le fait que ce soit moi et non toi qui les ai éduqués, qui les ai gagnés à notre cause. Tout ce à quoi tu aspirais s’est réalisé : notre peuple a été secouru, nos tourments ont pris fin. Mais l’insupportable pour toi, ç’a été d’avoir l’impression de n’y être pour rien. Et voilà d’où te vient ton rêve guerrier : les gens ont déjà été sauvés, mais tu n’auras de repos que lorsque tu auras une armée sous tes ordres pour les délivrer. »
Chebeya prit la parole, la voix chargée d’émotion. « Ignores-tu que c’est ton courage qui nous a tous soutenus ? »
Akma secoua la tête. Il ressentait une gêne presque intolérable devant leurs efforts pitoyables pour lui faire voir la réalité à leur façon tordue. Pourquoi s’infligeaient-ils ce supplice ? Ils le disaient intelligent, sans s’apercevoir qu’il l’était assez pour percer l’illusion de leurs fables.
Akmaro reprit : « Le Gardien te surveille pour voir ce que tu vas faire. L’instant du choix t’adviendra un jour. Tu disposeras de tous les éléments pour faire ce choix.
— Il est déjà fait, répondit Akma.
— On ne te l’a même pas encore donné, Akma. Tu le sauras quand le jour viendra. D’un côté, il y aura le plan du Gardien – créer un peuple de paix qui célèbre les différences entre les gens de la terre, du ciel et de ce qui se tient entre les deux –, de l’autre, il y aura ton orgueil et l’orgueil de tous les humains, la part la plus laide de nous-mêmes, celle qui pousse des hommes faits à mettre en pièces les ailes des petits anges. Cet orgueil en toi t’oblige à rejeter le Gardien sous prétexte qu’il t’a lui-même repoussé, si bien que tu dois faire semblant de ne pas croire en lui. Ton orgueil a soif de guerre et de mort, il exige, parce que quelques fouisseurs t’ont battu en même temps que les tiens pendant ton enfance, il exige qu’on jette tous les fouisseurs à la rue. Si c’est l’orgueil que tu choisis, si tu préfères la destruction, si tu rejettes le Gardien, il considérera son expérience comme un échec. De la même façon que les Rasulum avant nous ont échoué. Et nous finirons comme eux. Tu comprends, Akma ?