Ah, quelles acclamations ! Et comme on s’extasiait sur la sagesse et la tolérance d’Aronha ! Ce sera un roi avisé, un grand roi ! Combien de ces gens comprennent-ils, se demanda Shedemei, que par « anciennes traditions » il entend la remise en esclavage ou l’expulsion des fouisseurs ? Aucun Protégé de cœur ne pouvait se rallier à ce programme – mais en leur ouvrant les bras, Aronha créait l’illusion que la nouvelle congrégation accueillait tous et toutes.
Et combien se rendent compte, songea encore Shedemei, que la paix qui règne en Darakemba ne date que de trois générations ? Avant le grand-père de Motiak, la nation des Nafari vivait aux confins les plus reculés du Gornaya et elle ne s’est fondue au peuple de Darakemba que moins d’un siècle plus tôt. Et même après, un mécontentement sourd avait toujours fermenté chez les vieilles familles aristocratiques, qui se sentaient déplacées et mésestimées sous la férule de l’élite nafari. Mais ça, on n’en parle pas. Akma peut bien se prétendre scrupuleusement honnête vis-à-vis de l’histoire, il contraindra la vérité à la forme nécessaire pour s’assurer une base solide.
Le discours de Mon fut beaucoup plus précis et traita des rites qu’ils s’efforceraient de préserver. « Nous invitons les anciens prêtres à venir au cours des prochaines semaines prendre leur place dans ces rituels. Certaines de ces cérémonies nécessitent la présence du roi, c’est vrai ; elles ne seront célébrées que lorsque Motiak le bien-aimé acceptera de les conduire et à cette seule condition. » Ce n’était pas dit, mais chacun l’avait parfaitement compris : si Motiak refusait de présider ces rituels, Aronha, une fois devenu Aronak, les sanctifierait, lui, de sa présence. « Nous observerons les anciennes fêtes religieuses en banquetant plutôt qu’en jeûnant, poursuivit Mon, avec allégresse plutôt qu’avec mélancolie. »
C’est ça, songea ironiquement Shedemei : veillons à ce que le peuple comprenne bien qu’il n’a rien à sacrifier pour faire partie de la congrégation. Une religion tout en moelleux, mais sans lumière ; toute forme, mais sans substance ; toute tradition, mais sans précepte.
Ominer utilisa son temps de parole à expliquer comment adhérer à la congrégation. « Notez votre nom sur les listes ; vous n’êtes pas obligés de le faire aujourd’hui, vous aurez tout le temps au cours des prochaines semaines. Les inscriptions se feront dans les maisons des prêtres. Nous vous invitons à donner ce que vous pouvez pour nous aider à payer les terrains où tenir nos réunions et pour faire tourner les écoles que nous ouvrirons pour élever nos enfants selon les anciennes traditions, comme nous l’avons été à la résidence royale. Soyez assurés de ceci : une fois admis sur les listes de l’Assemblée des coutumes ancestrales, vous ne risquez pas l’exclusion à cause d’une simple différence d’opinion avec un prêtre. » Nouvelle pique à l’adresse de la congrégation des Protégés.
À propos des dons, Shedemei faillit éclater de rire devant tant de cynisme : la majorité des Protégés étaient pauvres et tous faisaient un grand sacrifice en donnant leur travail et leur argent pour l’entretien des bâtiments et le salaire des professeurs. Mais ils le supportaient grâce à leur foi fervente et à leur profond engagement ; l’Assemblée des coutumes ancestrales ne parviendrait certes jamais à un tel niveau de contribution de la part de ses membres de base, mais elle ne manquerait pas de fonds, car tous les gens riches du monde du négoce et de l’immobilier sauraient bien que le futur roi et ses frères n’oublieraient pas les dons généreux faits à l’Assemblée. La crise budgétaire n’était pas à craindre, et les prêtres jadis salariés, avant les réformes de Motiak, retrouveraient de coquets revenus. Pas question de voir des prêtres travailler au milieu des gens du commun et autres absurdités ! On allait se refaire une prêtrise de haut vol !
Khimin, jeune comme il était, se prit un peu les pieds dans son discours, mais apparemment le public trouva ses erreurs charmantes. Son rôle se cantonna à déclarer son soutien aux propos de ses frères, puis à annoncer qu’une fois l’Assemblée bien établie en Darakemba, Akma et les fils de Motiak feraient une tournée des principales villes de chaque province pour parler avec les citoyens et organiser les Coutumes ancestrales partout où on les en prierait. Malheureusement, comme ils ne possédaient aucune fortune personnelle et qu’il serait malséant d’utiliser celle de leurs pères respectifs pour soutenir une religion qu’ils désapprouvaient, Khimin, ses frères et leur ami Akma seraient obligés de compter sur l’hospitalité des habitants de ces régions lointaines.
Shedemei se demanda si une seule vie leur suffirait s’ils voulaient passer une nuit dans chaque maison qui espérerait l’honneur de leur présence. Des familles riches chez qui on ne ferait même pas l’aumône d’une galette à un mendiant supplieraient qu’on leur donne l’occasion de manifester leur générosité à ces garçons qui n’avaient jamais connu une seule journée de privation.
Sois charitable, Shedemei. Akma a connu les privations, lui.
Et il n’en a rien retenu, répondit Shedemei intérieurement.
Mais ce n’est pas un sot. Lui et ses amis passeront assez souvent chez des indigents pour prouver leur bonne foi, et s’installeront autant chez des anges que chez des humains. Ils ne le céderont en rien à Motiak et Akmaro, s’ils peuvent l’éviter.
En tout, les fils de Motiak n’avaient pas occupé la tribune plus d’une demi-heure. Il fut évident, lorsqu’Akma se leva pour parler à son tour, que les gens ignoraient à quoi s’attendre de sa part. Les fils du roi étaient des célébrités ; mais Akma était le fils d’Akmaro, et les rumeurs qui le concernaient pour la plupart négatives. Certains ne l’aimaient pas parce qu’ils en voulaient à son père de ses réformes, d’autres parce qu’il avait rejeté l’œuvre de son père – au contraire des fils de Motiak, qui avaient même réaffirmé leur loyauté absolue à l’autorité du roi. D’autres encore se méfiaient de lui parce que c’était un intellectuel, réputé comme un des plus brillants esprits ayant fréquenté la bibliothèque royale : il existait une suspicion naturelle envers les gens trop érudits. Et d’autres enfin se fermaient à lui parce qu’on leur avait dit qu’il ne croyait pas au Gardien de la Terre, position absurde pour des gens qui s’apprêtaient à lancer une nouvelle religion.
Akma surprit tout le monde. Même Shedemei, qui grâce à Surâme savait pourtant exactement ce qu’il avait l’intention de dire. Ce à quoi elle ne s’était pas attendue, c’était sa façon de parler énergique, son ton passionné ; sans gestes extravagants, il promenait dans l’assistance un regard si perçant, si intense que chacun, à un moment ou à un autre, avait l’impression qu’Akma le dévisageait, lui parlait personnellement, le connaissait intimement.