Shedemei elle-même sentit ses yeux posés sur elle lorsqu’il déclara : « Certains d’entre vous ont entendu dire que je ne croyais pas au Gardien de la Terre. J’ai le plaisir de vous annoncer que ce n’est pas vrai. Je ne crois pas au Gardien tel qu’on en parle parfois – cette idée primitive d’une entité qui envoie des rêves à certains mais pas à d’autres, qui se choisit des chouchous parmi les hommes et les femmes de ce monde. Je ne crois pas en un être qui établit des plans pour nous et se met en fureur quand nous ne les exécutons pas, qui rejette certains individus parce qu’ils ne lui obéissent pas assez vite ou n’aiment pas davantage leurs ennemis que leurs amis. Je ne crois pas en une espèce de divinité omnisciente qui aurait fait des humains et des anges des amoureux de la lumière et de l’air pour ensuite exiger qu’ils cohabitent avec des créatures qui vivent dans des galeries souterraines pleines de crasse et de fange ; comme projet pour des êtres intelligents, on peut trouver mieux ! »
Le public éclata de rire. Il était en extase. Quelques avanies sur les fouisseurs – voilà qui annonçait une belle et bonne religion !
« Non, le Gardien de la Terre en lequel je crois, c’est l’immense force de vie qui réside en toute chose. Quand la pluie tombe, c’est le Gardien de la Terre. Quand le vent souffle, quand le soleil brille, quand le maïs et les pommes de terre poussent, quand l’eau claire ruisselle sur les rochers, quand le poisson bondit dans le filet, quand les bébés crient leur premier chant joyeux de vie – ça, c’est le Gardien de la Terre auquel je crois ! L’ordre naturel des choses, les lois de la nature – inutile de réfléchir pour y obéir ! Inutile d’avoir près de soi des rêveurs particuliers pour savoir ce qu’attend le Gardien ! Le Gardien veut qu’on mange : on le sait parce qu’on a faim ! Le Gardien veut qu’on rie : on le sait parce qu’on aime rire ! Le Gardien veut qu’on ait des enfants : on le sait non seulement parce qu’on aime ces petits bouts de chou, mais aussi parce qu’on aime la façon de les faire ! Les messages du Gardien, tout le monde les reçoit, et en dehors des belles histoires anciennes et des rites d’autrefois qui nous lient tous en un seul peuple, nous n’avons rien à vous enseigner que vous ne puissiez apprendre tout seuls, rien qu’en étant vivants ! »
Éperdument, Shedemei s’efforçait de trouver des ripostes à tous ses arguments, comme elle l’avait fait lors des discours des fils de Motiak, mais la voix d’Akma avait un charme si puissant qu’aucune réponse ne lui vint. Tant qu’il parlait, il tenait son esprit prisonnier. Elle savait qu’elle ne croyait pas un mot de sa harangue ; mais pour l’instant elle était bien incapable de se rappeler pourquoi.
Il continuait de parler et pourtant le temps ne semblait pas long. Chacun de ses mots était hypnotisant, émouvant, drôle, joyeux, sage – il ne fallait surtout pas en manquer un ! Shedemei avait beau savoir qu’il mentait, que lui-même ne croyait pas la moitié de ce qu’il racontait, c’était quand même magnifique ; c’était une musique ; comme l’eau glacée du Tsidorek, la symphonie de ses paroles engourdissait les auditeurs en même temps qu’elle les emportait.
Shedemei ne se libéra de la magie de son discours que vers la fin, lorsqu’il exposa sa solution au problème des fouisseurs. « Tous, nous avons été écœurés par les actes de cruauté gratuite des derniers mois, dit-il. Chacun d’entre eux violait les lois déjà existantes et nous nous réjouissons que notre sage souverain ait renforcé ces lois en interdisant toute persécution pour des motifs religieux. Cependant, ces persécutions n’auraient pas eu lieu n’était la présence anormale de fouisseurs au milieu des hommes et des femmes de Darakemba. »
C’est à cet instant que Shedemei, prise d’un frisson d’horreur, se détacha des paroles d’Akma et cessa de trouver sa voix magnifique. Mais les personnes qui l’accompagnaient n’avaient pas l’esprit aussi vif, et elle dut donner quelques coups de coudes à ses professeurs en leur faisant les gros yeux pour s’assurer qu’ils ne goberaient pas tout rond ce que disait Akma.
« Est-ce la faute des fouisseurs s’ils vivent ici ? Ça n’a évidemment jamais été leur intention ! Certains d’entre eux résident dans la région depuis l’époque révolue où fouisseurs et anges habitaient toujours les uns près des autres – de façon que les fouisseurs puissent enlever les enfants des anges et les dévorer dans leurs souterrains suintants ! Difficile de considérer cela comme un titre d’éligibilité à la citoyenneté ! Quoi qu’il en soit, la plupart des fouisseurs de Darakemba sont chez nous parce qu’eux-mêmes ou leurs parents ont participé à un raid sur nos frontières dans l’espoir de dépouiller des hommes et des femmes des fruits durement gagnés de leur labeur, ou bien parce qu’ils se sont fait capturer au cours de batailles sanglantes ou lors d’un raid punitif contre un village fouisseur ; et on les a ramenés chez nous comme esclaves. C’était une erreur ! Une grossière erreur ! Non que les fouisseurs ne soient pas taillés pour la servitude – ils sont esclaves par nature et les chefs des Elemaki les traitent comme tels. Non, notre erreur a été que, même en tant qu’esclaves, même en tant que trophées, les fouisseurs ne devaient pas pénétrer dans une nation d’êtres évolués, dont certains risquaient de se laisser duper. Oui, certains ont cru que, les fouisseurs étant doués d’une forme de langage, ils étaient capables de penser, de ressentir, d’agir comme eux. Ne tombons pas dans le panneau. Nos yeux nous disent clairement que ce sont des mensonges. Quel humain n’a pas observé avec ravissement un ange en vol ou entendu le chant vespéral de nos frères et de nos sœurs ? Quel ange ne s’est pas réjoui du savoir apporté par les humains, des outils puissants que les humains peuvent fabriquer et manier de leurs bras vigoureux ? Nous pouvons vivre ensemble, nous aider mutuellement – quoique je ne prétende nullement que nos frères de Khideo ne doivent pas continuer à se priver de l’excellente compagnie des gens du ciel si tel est leur choix ! »
Nouveau rire appréciateur de la foule. « Mais vous est-il agréable d’apercevoir le postérieur d’un fouisseur pointer au ciel lorsqu’il creuse la terre ? Aimez-vous entendre leurs voix geignardes et râpeuses, voir leurs griffes toucher la nourriture que vous allez manger ? N’avez-vous pas envie de rire en voyant les pelles qui leur tiennent lieu de mains agripper un livre ? N’êtes-vous pas pressés de quitter la pièce si l’un d’eux fait mine de vouloir chanter ? » Un éclat de rire saluait chaque méchanceté. « Ils n’ont pas choisi de vivre parmi nous ! Et aujourd’hui, frappés par la pauvreté qui est toujours le lot de ceux qui n’atteignent pas le quotient mental des vrais citoyens, ils n’ont plus les moyens de s’en aller ! D’ailleurs, pourquoi partiraient-ils ? Vivre en Darakemba, même pour un fouisseur, vaut mille fois mieux que vivre chez les Elemaki ! Pourtant, ils doivent respecter le Gardien de la Terre et s’incliner devant la répugnance naturelle qui est le message sans équivoque que nous envoie le Gardien. Il faut évacuer les fouisseurs ! Mais pas par la force ! Pas par la violence ! Nous sommes civilisés ! Nous ne sommes pas des Elemaki ! J’ai senti le fouet des fouisseurs elemaki sur mon dos, et je préférerais donner ma vie plutôt que de voir un humain ou un ange traiter de cette façon même le plus méprisable des fouisseurs ! Des êtres civilisés ne s’abaissent pas à de telles cruautés ! »
Les gens l’acclamèrent en applaudissant à tout rompre. Comme nous sommes grands et magnanimes, songea Shedemei, de désavouer les persécutions alors même qu’Akma s’apprête à nous expliquer un nouveau moyen de les relancer, plus efficacement cette fois !