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« Eh bien, ne pouvons-nous rien faire ? Qu’en est-il des fouisseurs qui savent la vérité et désirent quitter Darakemba mais n’ont pas l’argent pour faire le voyage ? Aidons-les à comprendre qu’ils doivent s’en aller. Montrons-nous généreux et aidons-les à partir. D’abord, dites-vous bien que si les fouisseurs restent chez nous, c’est uniquement parce que nous persistons à les payer pour effectuer des tâches qu’exécuteraient volontiers des humains et des anges indigents qui luttent pour survivre. Naturellement, on peut réduire le salaire des fouisseurs, puisqu’il leur suffit de creuser un trou dans la berge d’une rivière pour se fabriquer un logis ! Mais il faut faire le sacrifice – pour leur bien autant que pour le vôtre ! – et cesser de les engager pour quelque travail que ce soit ! Payez un peu plus afin que ce soit un homme qui creuse votre tranchée ! Payez un peu plus afin que ce soit une femme qui lave vos vêtements ! Le surcoût en vaudra la peine parce que vous n’aurez pas à payer pour faire refaire un travail bâclé ! »

Applaudissements. Rires. Ces mensonges injustes donnaient envie de pleurer à Shedemei.

« Refusez d’acheter auprès des marchands fouisseurs. Refusez même d’acheter auprès de boutiquiers humains ou anges si leurs produits ont été fabriqués par des fouisseurs. Insistez pour avoir la garantie que le travail a été effectué par des hommes et des femmes et non des créatures inférieures. Par contre, si un fouisseur désire vendre sa terre, alors oui, achetez-la lui – et à un prix honnête. Qu’ils vendent tous leurs propriétés jusqu’à ce que le nom d’un fouisseur ne soit plus rattaché à un seul lopin de terre en Darakemba ! »

Applaudissements. Acclamations.

« Souffriront-ils de la faim ? Oui. Leur pauvreté empirera-t-elle ? Oui. Mais ils ne mourront pas de faim ! Dans mon enfance, j’ai passé des années le ventre vide parce que notre surveillant fouisseur ne nous donnait pas assez à manger. Nous ne sommes pas comme eux ! Nous collecterons des vivres, nous emploierons les contributions faites à l’Assemblée des coutumes ancestrales pour nourrir tous les fouisseurs de Darakemba s’il le faut – mais seulement le temps nécessaire pour qu’ils fassent le trajet jusqu’à la frontière ! Et nous ne les approvisionnerons qu’à condition qu’ils soient en route ! Les garde-manger des Coutumes ancestrales leur seront ouverts – mais seulement à l’extérieur de la cité, et ensuite ils devront se mettre en chemin vers la frontière, eux et toutes leurs familles ! Nous organiserons des étapes auxquelles ils pourront camper en sécurité, trouver de quoi manger, et où on les traitera avec bonté et courtoisie – mais le matin venu, ils se lèveront, prendront un repas et repartiront, toujours plus près de la frontière. Et une fois là, on leur fournira des vivres pour une semaine, le temps de se trouver un lieu d’accueil chez les Elemaki, là où est leur vraie place. Qu’ils aillent travailler là-bas ! Qu’ils préservent leur précieuse “culture” que certains portent aux nues – mais pas en Darakemba ! Pas en Darakemba ! »

Comme il l’avait sans doute prévu, la foule reprit en chœur la formule ; il eut du mal à rétablir le silence pour pouvoir achever son discours. Cela ne dura d’ailleurs pas ; juste le temps de louer à nouveau la beauté des coutumes anciennes des Nafari et des Darakembi, de réaffirmer les qualités de générosité et d’ouverture de la future Assemblée des coutumes ancestrales, et d’expliquer que chez les Anciens, comme ils se nommeraient eux-mêmes, et chez eux seuls régneraient la vraie justice et la vraie bonté envers les fouisseurs comme envers les anges et les hommes. L’assistance hurla son approbation, scanda son nom, cria son amour pour lui.

Akma pensait bien se débrouiller, mais cette adulation l’étonne lui-même.

Il n’éveille pas la mienne, répondit Shedemei intérieurement.

Pour ce que ça vaut, je te signale que la plupart des gens ne se retrouvaient pas dans ses diatribes les plus injurieuses contre les fouisseurs. Par contre, il a leur soutien pour son programme de replacement. La majorité y voit une solution à la fois simple et humaine, pour l’instant, du moins.

Et les fouisseurs, qu’y verront-ils ?

La fin du monde.

Motiak va l’empêcher, n’est-ce pas ?

Il va sûrement essayer. Ses agents lui répètent déjà ce qu’ont dit Akma et ses fils. Ils étudieront la loi. Mais il ne pourra pas s’opposer éternellement à ce plan si le peuple y est vraiment favorable.

Akma ne se rend donc pas compte qu’en privant les fouisseurs de leurs gagne-pain et en les chassant de chez eux sous prétexte de leur permettre de survivre, il préconise une solution aussi cruelle que les persécutions, à long terme ?

Ce n’est pas moi qu’il faut en convaincre, mais lui. Peut-être que si tu révélais aux gens qui tu es vraiment et si tu leur faisais une démonstration des pouvoirs du manteau…

La Gardienne ne procède pas comme ça. Elle veut qu’on la suive parce qu’on l’aime.

Pourtant, une fois que Nafai a eu un peu secoué ses frères, il a obtenu leur coopération le temps de refourbir le vaisseau stellaire.

Et ils ont recommencé à manigancer des meurtres dès qu’il a eu le dos tourné.

« Rentrons, Shedemei, dit une des élèves.

— Il est extraordinaire ! fit une autre en secouant la tête d’un air lugubre. Quel dommage qu’il ne raconte que des conneries ! »

Aussitôt, Shedemei lui reprocha son langage grossier, après quoi elle éclata de rire et la serra dans ses bras. Les élèves de son école s’étaient peut-être laissé gagner l’espace d’un instant, mais elles avaient reçu une véritable éducation, non du bourrage de crâne, et elles savaient, devant quelque chose de nouveau, l’analyser et juger par elles-mêmes si c’était sans valeur, dangereux, mesquin…

L’élève avait peut-être bien employé le seul terme adéquat en l’occurrence.

La nuit était tombée quand elles arrivèrent à l’école. Les jeunes filles se précipitèrent pour raconter à leurs camarades ce qui s’était dit au rassemblement. Shedemei profita de ces quelques minutes pour aller trouver ceux de ses professeurs qui appartenaient au peuple de la terre ; elle leur exposa la stratégie d’Akma visant à boycotter les fouisseurs afin de les contraindre à l’exil. « Vos places ici ne risquent rien, leur annonça-t-elle. De plus, je ne ferai plus payer les cours aux élèves, de façon que leurs parents puissent engager des fouisseurs et aider ceux dont ils ne pourront pas louer les services. Nous ferons tout notre possible. »

Elle ne descendit dans la cour qu’au moment où les élèves qui avaient assisté aux discours répétaient les déclarations d’Akma sur les fouisseurs. Elles possédaient une excellente mémoire ; certaines rapportèrent mot pour mot ce qu’il avait dit. Edhadeya faisait partie de celles qui n’étaient pas au rassemblement ; comme elle l’avait confié à Shedemei, elle n’était pas sûre de pouvoir se maîtriser ; par ailleurs, elle devait montrer qu’au moins un des rejetons de Motiak n’avait pas oublié toute décence. Et de fait, en entendant ce qu’avait déclaré Akma sur l’infériorité intellectuelle des fouisseurs, elle perdit tout sang-froid. « Il connaissait Voojum ! Pas aussi bien que mes frères, mais il la connaissait ! Tout ce qu’il raconte, ce sont des mensonges, et il le sait ! Il le sait ! Il le sait ! » Elle gesticulait, tempêtait, hurlait presque. Les enfants étaient un peu effrayées, mais aussi admiratives de ce déploiement de passion – on était loin du caractère bourru mais toujours équanime de Shedemei.

Celle-ci s’approcha d’Edhadeya et la prit dans ses bras. « Quand ce sont ceux que nous aimons qui font le mal, c’est là que c’est le plus douloureux, dit-elle.