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À son tour, Mon y joignit sa voix, fraîche et haute, si haute que, délaissant les tessitures graves des humains, elle trouvait sa place parmi les plus basses du peuple du ciel. Dans la rue, une femme des champs le regarda et sourit. En réponse, il lui lança, non un sourire, mais une vive roulade, sa meilleure ; et quand elle se mit à rire avant de hocher la tête et de reprendre son chemin, il se sentit bien. Soudain, il leva les yeux et vit, perchés sur un toit à deux pâtés de maisons de là, deux jeunes gens du ciel qui faisaient une étape avant de rentrer chez eux. Ils l’observaient, et Mon, par défi, chanta plus fort, bien que sa voix, aussi haute et souple qu’elle fût, ne pût rivaliser avec celle des anges, il le savait bien. Néanmoins, ils l’écoutèrent, joignirent un moment leur chant au sien, puis levèrent l’aile gauche en signe de salut. Ce sont sans doute des jumeaux, songea Mon, soi et autresoi, pourtant ils m’ont ouvert leur duo. À son tour, il les salua de la main gauche et ils plongèrent alors dans la cour de leur logis.

Mon se mit debout et, sans cesser de chanter, s’approcha de l’échelle. Ah, s’il était né ange, il n’aurait pas besoin de ces barreaux pour descendre du toit de la résidence royale. Il pourrait piquer vers le sol, se poser devant la porte, et, une fois le dîner achevé, s’envoler dans le ciel nocturne pour chasser au clair de lune.

Ses pieds nus produisaient un bruit mat sur les échelons. Gardien de la Terre, pourquoi m’avoir fait humain ? Il chantait encore en traversant la cour pour rejoindre la bruyante compagnie de la table royale, mais son chant s’était empreint de peine et de solitude.

Shedemei sortit du sommeil dans sa capsule, à bord du vaisseau Basilica, et s’aperçut aussitôt que son programme d’éveil périodique n’y était pour rien. La date ne correspondait à rien et, pour confirmer ses soupçons, elle entendit la voix de Surâme résonner dans sa tête. La Gardienne recommence à émettre des rêves.

Un frisson d’exaltation la parcourut. Depuis des siècles qu’elle oscillait entre la mort artificielle et la vie, préservant sa jeunesse physique grâce au manteau du pilote stellaire, mais de longue date vieille et lasse au fond de son cœur, elle attendait de voir quel allait être le prochain mouvement de la Gardienne. Elle nous a conduits ici, songeait-elle, nous a permis de survivre, nous a envoyé des rêves, et puis tout à coup elle s’est tue et nous a laissés livrés à nous-mêmes.

« Le premier à en recevoir, ç’a été un vieillard des Zenifi », poursuivit Surâme, en passant sur le synthétiseur vocal. Nue, Shedemei traversa les couloirs du vaisseau, puis enfila le puits central qui menait à la bibliothèque. « Il s’est fait assassiner. Mais un prêtre du nom d’Akmaro avait foi en lui. Lui aussi, je crois, a fait quelques rêves, mais je n’en suis pas sûre. Le vieil homme étant mort et l’ex-prêtre réduit en esclavage, je ne t’aurais normalement pas réveillée ; mais voici que la fille de Motiak s’est mise à rêver. Je n’ai pas vu pareille rêveuse depuis Luet.

— Comment s’appelle-t-elle ? Ce n’était qu’un nourrisson la dernière fois que je…

— Edhadeya. Les femmes la nomment Deya. Elles la savent exceptionnelle mais les hommes n’y prêtent aucune attention, naturellement.

— Je n’aime vraiment pas le tour qu’ont pris les relations entre hommes et femmes chez les Nafari, tu sais. Je trouve anormal que mes arrière-arrière-petites-filles aient à subir une situation aussi grotesque.

— J’ai vu pire.

— Ça, je n’en doute pas ! Mais, pardonne ma question : et alors ?

— Ça ne durera pas. Comme toujours.

— Quel âge a-t-elle aujourd’hui ? Deya ?

— Dix ans.

— J’ai dormi dix ans et je ne me sens encore pas reposée. » Elle s’installa devant un ordinateur de la bibliothèque. « Très bien, montre-moi ce qu’il faut que je voie. »

Surâme lui transmit le rêve d’Edhadeya, puis lui parla de Mon et de son talent à percevoir la vérité.

« Eh bien, dit enfin Shedemei, les dons des parents se transmettent intacts chez les enfants.

— Shedemei, vois-tu un sens à tout cela ? »

La généticienne faillit éclater de rire. « As-tu entendu ce que tu viens de dire, mon amie ? Toi, le programme qui jouait les divinités sur Harmonie, qui tirait des plans, manigançait des complots sans jamais demander conseil aux humains, qui au contraire nous a embarqués pieds et poings liés jusque sur la Terre, qui a chamboulé nos existences de fond en comble, c’est toi qui me demandes maintenant si je comprends ce qui se passe ? Qu’as-tu fait de ton maître plan ?

— Mon plan était simple : revenir sur Terre et consulter la Gardienne sur les moyens de revigorer l’influence déclinante de la Surâme d’Harmonie. Je l’ai mené aussi loin que j’ai pu. Et me voici coincée ici.

— Comme moi.

— Ne confonds pas tout, Shedemei. Ta présence ici ne faisait pas partie de mon projet. Il me fallait des humains pour m’aider à remettre un vaisseau en état, mais je n’avais pas besoin de les emmener. Je vous ai embarqués parce que la Gardienne de la Terre vous envoyait des rêves, j’ignore comment – et plus vite que la lumière, de surcroît. Apparemment, elle voulait que vous vous rendiez sur Terre ; je vous y ai donc conduits. Quant à moi, je pensais y trouver des merveilles de technologie, des machines capables de me réparer, de refaire le plein du vaisseau et de me réexpédier sur Harmonie avec les moyens de restaurer l’influence de Surâme. Au lieu de quoi, j’attends, j’attends depuis près de cinq cents ans…

— Comme moi, glissa Shedemei.

— Tu as dormi la plupart du temps. De plus, tu n’as pas la responsabilité d’une planète située à cent années-lumière, où la technologie commence à se développer et où des guerres cataclysmiques pointent à l’horizon de quelques générations à peine. Je n’ai pas le temps d’attendre. Pourtant, si, sans doute, si telle est l’opinion de la Gardienne. Mais pourquoi ne me parle-t-elle pas ? Des siècles durant, personne n’a reçu de message et j’ai pu me montrer patiente ; or, voici que les humains recommencent à rêver, que la Gardienne reprend ses manœuvres, et elle persiste néanmoins à me tenir à l’écart.

— Et c’est à moi que tu viens demander conseil ? fit Shedemei. Normalement, tu devrais avoir des souvenirs de l’époque où tu as été fabriquée. C’est la Gardienne qui t’a envoyée, n’est-ce pas ? Où était-elle, alors ? Et surtout, qu’était-elle ?

— Je l’ignore. » En cet instant, Shedemei songea que, si un ordinateur pouvait hausser les épaules, Surâme l’aurait fait. « Crois-tu que je n’ai pas fouillé ma mémoire de fond en comble ? Avant de mourir, ton mari m’y a aidée et nous n’avons rien trouvé. Dans tous mes souvenirs, la Gardienne est présente, je sais qu’elle a programmé en moi certaines instructions vitales – mais quant à savoir qui elle est, ce qu’elle est, était ou même aurait pu être, mes connaissances ne vont pas plus loin que les tiennes.

— C’est fascinant. Eh bien, essayons d’imaginer un moyen de l’obliger à te parler, ou du moins à te faire un signe. »

Comme d’habitude, Mon était installé au bout de table réservé aux intendants. Son père lui avait expliqué qu’on plaçait là le second fils du roi en signe de respect pour les archivistes, les messagers, les trésoriers et les économes, car, selon l’expression de Père : « Sans eux, les soldats n’auraient pas de royaume à défendre. »

À cela, Mon avait répondu de son ton le plus détaché : « Mais si vous vouliez vraiment leur manifester votre respect, c’est Ha-Aron que vous installeriez parmi eux. »

Père avait alors calmement rétorqué : « Sans l’armée, tous les intendants seraient morts. »