Выбрать главу

— Je ne pourrai pas dormir pendant ton absence. Tu auras de la chance si je ne suis pas morte de faiblesse et d’épuisement à ton retour.

— Trois jours. Essaye de rester en vie trois jours.

— Tu ne prends pas du tout ma maladie au sérieux, Tidaka.

— Que si ; mais je n’ai jamais accepté et je n’accepterai jamais qu’elle m’empêche de faire mon devoir. C’est un des drames de la vie d’un monarque, Dudagu. Si tu mourais pendant que je suis au loin, en train de faire mon devoir, je te pleurerais. Mais si je manquais à ma tâche parce que tu es en train de mourir, j’aurais honte. Pour le bien de mon royaume, je préfère voir mon peuple pleurer avec moi qu’avoir honte de moi.

— Tu n’as pas de cœur !

— Si, j’ai un cœur. Mais je ne peux pas toujours obéir à ses injonctions.

— Je te haïrai pour toujours. Jamais je ne te pardonnerai.

— Mais moi, je t’aimerai », répondit-il calmement. Puis, une fois sorti et la porte close derrière lui, il marmonna dans sa barbe : « Je pourrai peut-être même te pardonner de rendre ma vie domestique aussi… épuisante. »

Il quitta la résidence royale en compagnie de deux capitaines – comme l’exigeait la tradition, l’un était un ange, l’autre un humain. Dehors, espions et soldats l’attendaient – une dizaine d’espions et une trentaine d’hommes d’armes seulement, mais mieux valait être prêt à tout. En cette époque troublée, nul ne savait quand une troupe d’Elemaki risquait de s’infiltrer profondément en Darakemba. Et avant la fin du trajet, la petite troupe se trouverait loin en amont du fleuve, très près de la frontière.

Au sortir de la cité, il fut rejoint par Akmaro, Chebeya, Edhadeya et Shedemei. Motiak serra sa fille dans ses bras et salua Shedemei avec simplicité ; on avait aisément l’impression d’être depuis longtemps intime avec elle. « Un jour, il faudra m’indiquer d’où vous êtes originaire, dit-il. Sur une carte, je veux dire. Je possède les cartes originales dessinées par Nafai, qui montrent tout le Gornaya. Je n’ai sûrement jamais entendu parler de votre cité, mais je pourrai l’ajouter à la nomenclature.

— C’est inutile, répondit Shedemei. Elle n’existe plus.

— Vous avez dû en ressentir un chagrin épouvantable.

— Pendant un certain temps, oui. Mais je suis vivante, et mon travail requiert toute mon attention.

— Néanmoins, j’aimerais voir où se trouvait votre cité. On rebâtit souvent sur le même site. S’il y avait une raison d’y fonder une ville une fois, on tiendra sûrement à nouveau le même raisonnement. » La conversation n’était que pure politesse ; tous savaient à quoi Motiak pensait réellement. Mais rien ne servait de rabâcher le sujet ; ils n’y pouvaient pas grand-chose, de toute façon. Et Motiak avait le devoir de veiller au bien-être de ses compagnons ; c’était un des désagréments majeurs du métier de roi : en tout lieu, en toute circonstance, il était toujours l’hôte, toujours responsable du confort et de la sécurité des autres.

Sur la route, la raison de leur voyage devint immédiatement apparente. Le camp des fouisseurs en émigration n’était pas grand, mais c’était voulu. Des humains et des anges silencieux occupaient les tentes où l’on distribuait vivres et eau ; de petites gourdes et munies d’une lanière en boucle à se passer autour du cou étaient fournies aux fouisseurs qui cheminaient. Elles les désignaient aussi comme émigrants, si bien que ceux qui les apercevaient sur la route savaient qu’ils quittaient Darakemba. Ils avaient accepté l’invitation des Anciens ; ils avaient décidé d’aller vivre là où on ne les haïrait pas. Mais ils n’en ressentaient aucune joie. Motiak n’avait pas assez fréquenté les gens de la terre pour déchiffrer aisément l’expression de leurs étranges visages. Mais il ne fallait pas grande expérience pour percevoir l’abattement dans la voûture du dos, dans la façon qu’ils avaient de marcher un moment sur deux pieds, le suivant en posant une main au sol, comme si, à force de se faire traiter d’animaux, ils avaient commencé à découvrir que c’était vrai, comme s’ils devaient désormais puiser dans leurs dernières forces pour éviter de mettre la deuxième main à terre, l’empêcher de redevenir une patte, telle que chez leur lointain ancêtre qui trottinait dans les avenues d’une cité humaine à la recherche de quelque chose de comestible, d’humide ou de brillant.

Motiak fit avancer sa troupe sur la route ; les fouisseurs s’écartèrent. « Non, dit-il, la route est assez large. Nous pouvons la partager. »

Ils demeurèrent immobiles sur le côté, les yeux fixés sur lui.

« Je suis Motiak. Vous êtes des citoyens, ne le savez-vous pas ? Vous n’êtes pas obligés de vous exiler. J’ai fait ouvrir les réserves de vivres publiques de toutes les cités. Vous pouvez attendre que la situation change. Tout finira par s’arranger. »

Finalement, un fouisseur prit la parole. « Quand nous nous présentons aux réserves, nous lisons la haine dans les yeux des préposés, Sire. En nous libérant, vous ne vouliez que notre bien, nous le savons ; ce n’est pas vous que nous détestons.

— Et ce n’est pas une question de vivres, dit un autre. Vous le savez bien.

— Si, c’est la question, intervint une femme entourée de trois petits enfants. Et aussi les violences ; vous ne vivrez pas éternellement, Sire.

— Quoi que l’on puisse dire de mes fils par ailleurs, répondit Motiak, ils ne toléreront jamais les persécutions.

— Ah, ils nous affament pour nous forcer à partir, mais ils refusent qu’on nous batte ? railla la femme. Redressez-vous, vous autres ! dit-elle à ses enfants. C’est le roi, ça. Dans toute sa majesté ! »

L’ange capitaine fit mine de vouloir la punir de son impudence, mais Motiak lui fit signe de reculer. L’ironie qui teintait la voix de la femme ne pouvait égaler l’amertume de son cœur. Elle avait raison de se moquer ; un roi ne dispose de pouvoir qu’à la mesure de l’obéissance du peuple. Un roi qui vaut moins que son peuple est un serpent venimeux ; un roi qui vaut mieux est une mue de serpent de l’année passée, abandonnée dans l’herbe.

Pabul se trouvait à la tente des Coutumes ancestrales ; il avait demandé à se joindre à la troupe du roi : entre autres, il se sentait un peu responsable des troubles à cause de son jugement dans le procès de Shedemei, l’année précédente. « Ces soi-disant Anciens sont plus détestables les uns que les autres, dit-il, mais ils n’enfreignent aucune loi. Ils ne souillent pas l’eau, ils n’empoisonnent pas la nourriture ; elle est relativement fraîche et les rations qu’ils fournissent aux gens de la terre conviennent pour une journée de voyage. » Il hésita, puis se lança : « Vous pourriez interdire aux fouisseurs de quitter le pays. »

Motiak hocha la tête. « En effet – je pourrais obliger les citoyens les plus désarmés et les plus soumis de mon pays à subir toujours plus d’humiliations et de brimades, contre lesquelles je suis impuissant à les défendre. Oui, je pourrais. »

Pabul abandonna la discussion.

Ils marchèrent toute la journée, du pas vif que leur permettait leur bonne santé. Ils se faisaient tous un devoir de rester en forme : Motiak et Pabul parce que leurs fonctions étaient fondamentalement militaires et qu’ils pouvaient à tout moment se retrouver sur le champ de bataille ; Akmaro, Chebeya, Edhadeya et Shedemei parce qu’ils faisaient partie des Protégés et travaillaient de leurs mains, sans se permettre d’excès alimentaires ni de loisirs improductifs. Ainsi, ils rattrapèrent et doublèrent nombre de groupes de fouisseurs, et à chacun Motiak répétait la même chose : « Restez, je vous en prie. Je souhaite que vous restiez. Faites confiance au Gardien pour guérir la blessure de notre pays. » Et la réponse était toujours la même : « Pour vous, nous resterions, Motiak, nous savons que vous voulez notre bien ; mais il n’y a pas d’avenir ici pour nous ni pour nos enfants.