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— Notre point de vue est trompeur, déclara Akmaro cet après-midi-là. Nous ne voyons que ceux qui ont pris la route. Mais la majorité reste.

— Pour l’instant, fit Motiak.

— Nous tirons sur nos ressources au maximum, mais tous les fouisseurs que les Protégés peuvent engager gagnent un salaire ; leurs enfants continuent d’aller à l’école ; il y a même des villes et des villages où l’influence d’Akma et de vos fils est nulle et où les citoyens se comportent civilement les uns avec les autres, sans boycott ni aucun signe de haine.

— Combien y en a-t-il, de ces villes, Akmaro ? demanda Motiak. Une sur cent ?

— Une sur cinquante ; peut-être sur quarante. »

Motiak ne se donna pas la peine de répondre.

Il se rappela sa conversation de la matinée avec son épouse. Quel manque de cœur : oser dire qu’en laissant partir les fouisseurs le problème serait réglé ! Mais est-ce plus monstrueux que ma pensée barbare selon laquelle je préférerais peut-être voir mes fils descendre avant moi dans la tombe ? Pourtant, je les aurais sans hésiter laissés prendre les armes et plonger dans la bataille si l’ennemi nous avait attaqués. Ils auraient pu périr alors, dans la violence de la guerre, et en me voyant pleurer, nul dans le royaume n’aurait dit : « S’il les avait vraiment aimés, il ne les aurait pas envoyés à la mort ! »

Il mit des mots sur cette réflexion et l’exprima tout haut à Akmaro qui cheminait à ses côtés. « Il est des choses que les parents doivent placer au-dessus de la vie de leurs enfants. »

Akmaro n’eut pas besoin d’explication pour comprendre le tour qu’avaient pris les réflexions de Motiak. « C’est difficile, répondit-il. La nature a gravé dans notre esprit l’idée indélébile que rien ne compte plus que les enfants.

— Mais se civiliser, c’est justement s’élever même au-dessus de cela. Notre conscience de nous-mêmes se confond avec la ville, la tribu, la cité, la nation…

— Les enfants du Gardien…

— Oui, c’est la conscience qu’il faut préserver à tout prix, si bien que ce qui est plus proche de nous perd de sa valeur. Cela signifie-t-il que nous sommes des monstres, que nous haïssons nos enfants au point que nous les envoyons, une fois adultes, se faire tuer à la guerre pour protéger la vie des petits de nos voisins ?

— “La capacité de survie de la famille s’améliore lorsque la famille s’intègre à une société plus vaste”, récita Akmaro. “Une famille se brise et saigne, mais l’organisme qui l’englobe guérit. La blessure n’est pas fatale.” Edhadeya m’a appris les enseignements de la Maison de Rasaro.

— Elle passe plus de temps chez toi que chez moi.

— Elle trouve davantage de réconfort auprès de Chebeya qu’auprès de sa belle-mère, ce qui n’a rien d’étonnant, à mon avis. Par ailleurs, elle est le plus souvent chez Shedemei.

— Étrange femme, fit Motiak.

— Quand tu la connaîtras mieux, tu t’apercevras qu’elle est encore plus étrange que tu ne l’imagines. » Soudain, l’attitude d’Akmaro se modifia ; à voix plus basse, il dit : « Je ne m’étais pas rendu compte que ton capitaine nous suivait de si près.

— Ah ?

— Crois-tu qu’il nous ait entendus ? Quand tu as dit : “Il est des choses que les parents doivent placer au-dessus de la vie de leurs enfants” ? »

Motiak regarda Akmaro d’un air alarmé. Sans le faire exprès, le roi avait mis ses fils en grand danger. « Il est temps de faire halte pour déjeuner. »

Tandis que les soldats sortaient les vivres de leur paquetage et que les espions, sauf deux, s’installaient au sol pour manger, Motiak prit Edhadeya à part. « Excuse-moi de te séparer des autres, mais j’ai une mission urgente à te confier.

— Tu ne peux pas envoyer un espion ?

— Surtout pas ! J’ai commis l’erreur de prononcer une phrase malheureuse aujourd’hui et on l’a entendue ; mais même dans le cas contraire, l’idée en viendra sûrement à l’un de mes hommes en voyant mon abattement. Il faut que tu ailles trouver tes frères pour les prévenir qu’il est possible, voire probable, qu’un soldat, croyant me rendre service, tente de me soulager de certains fardeaux familiaux.

— Allons, Père, ils ne lèveraient pas la main sur quelqu’un de sang royal, tout de même !

— On a déjà vu mourir des fils de roi. Mes soldats savent que les agissements de mes garçons me tuent à petit feu. Je redoute la loyauté de mes plus fidèles serviteurs autant que la traîtrise de mes fils. Va les voir, transmets-leur ma mise en garde.

— Sais-tu ce qu’ils vont dire, Père ? Que tu les menaces, que tu cherches à les effrayer pour les empêcher de parler en public.

— Je cherche à leur sauver la vie. Dis-leur au moins de voyager secrètement, de n’avertir personne de leur destination suivante ni de leur date de départ. Qu’ils s’en aillent brusquement et arrivent sans prévenir. Il le faut, sinon quelqu’un leur tendra une embuscade. Et je ne parle pas d’un ou de plusieurs fouisseurs, mais d’humains et d’anges. Veux-tu bien le faire ? »

Elle acquiesça.

« Je te fais accompagner de deux anges par mesure de sécurité, mais au dernier moment, ordonne-leur de rester en arrière afin de pouvoir parler seule à tes frères. »

Elle hocha la tête, puis se leva.

« Edhadeya, reprit Motiak, je sais que ce que je te demande est difficile. Mais qui puis-je envoyer d’autre ? Akmaro ? Pabul ? Non, à toi seule Akma permettra de t’approcher pour parler à tes frères.

— Je le supporterai ; plus facilement, en tout cas, que le spectacle de ces gens écœurés qui quittent leur terre natale. »

Elle s’éloigna et Motiak s’aperçut qu’elle se dirigeait vers Shedemei. Il la rappela. Elle revint.

« Je crois qu’il vaut mieux ne pas parler de ta mission à des étrangers, conseilla-t-il.

— Ce n’était pas mon intention », répondit-elle, l’air vexée. À nouveau, elle s’éloigna et à nouveau se dirigea vers Shedemei ; cette fois, elle lui parla. Shedemei fit « oui » de la tête, puis « non » ; alors seulement, Edhadeya prit congé de la troupe, accompagnée de deux éclaireurs du peuple du ciel.

Motiak était furieux, tout en sachant que sa colère était ridicule. Chebeya remarqua aussitôt son état d’esprit et s’approcha de lui. « Un problème avec Edhadeya ?

— Je lui ai recommandé de ne pas parler de sa mission avec des étrangers, et elle est allée aussi sec trouver cette Shedemei ! »

Chebeya éclata d’un rire attristé. « Oh, Motiak, il fallait être plus précis ! Shedemei n’est une étrangère pour personne ici à part vous !

— Edhadeya avait très bien compris ce que je voulais dire !

— Sûrement pas, Motiak ; sinon, elle vous aurait obéi. Tous vos enfants ne sont pas des révoltés. Par ailleurs, Shedemei n’est pas Bego ni… Akma. Elle ne fera rien d’autre que rapprocher Edhadeya de la Gardienne et de vous.

— Je tiens à parler à cette femme, cette Shedemei. Il est temps que nous fassions connaissance. »

Un moment après, Shedemei et lui étaient installés à l’ombre, entourés d’Akmaro, de Pabul et de Chebeya, cependant que les soldats restaient à l’écart, hors de portée d’oreille. « Assez de faux-fuyants, attaqua Motiak. Que vous jouiez les personnages vagues et mystérieux, parfait, mais que ma fille aille vous faire part des missions confidentielles que je lui confie, ça ne va plus !

— Quelles missions confidentielles ? demanda Shedemei.