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— Celle pour laquelle je l’ai renvoyée à Darakemba.

— Elle ne m’en a rien dit.

— Voulez-vous me faire croire que vous ignorez ce qu’elle fait ?

— Nullement. Je le sais parfaitement. Mais elle ne m’en a rien dit.

— Cessons ces devinettes ! Qui êtes-vous ?

— Lorsque je considérerai que cela vous regarde, Motiak, je vous le dirai. En attendant, qu’il vous suffise de savoir que je sers la Gardienne du mieux que je puis, tout comme vous, et que cela fait de nous des amis, que cela vous plaise ou non. »

Jamais personne ne s’était adressé au souverain avec une telle impudence. Seule la main de Chebeya lui touchant doucement le coude l’empêcha de prononcer des paroles qu’il aurait aussitôt regrettées. « Je m’efforce d’être respectueux des autres et de ne pas abuser de mon pouvoir de roi, mais j’ai mes limites !

— Au contraire, répliqua Shedemei. Il n’y a pas de limite à votre respect humain. Il est absolu. Akma et vos garçons n’auraient pas fait moitié aussi bien si ce n’était pas le cas. »

Motiak la dévisagea, mi-furieux, mi-perplexe. « Je suis le roi, à ce qu’il paraît, et personne ne me dit rien !

— Si cela peut vous consoler, je ne vois rien qui puisse vous aider, parce que rien ne m’aide non plus. Je suis aussi pressée que vous de mettre un terme à cette lamentable situation. Je vois aussi clairement que vous que si Akma réalise ses plans, votre royaume tombera en ruine, votre peuple s’éparpillera et finira sous les chaînes, et de la grande expérience d’harmonie et de liberté que constitue ce pays, il ne restera pas même un souvenir, mais une légende, qui se diluera en mythe, puis en fantasmagorie.

— Depuis le début, c’est un rêve sans substance.

— Non, c’est faux, intervint Akmaro, qui voyait Motiak sombrer dans la délectation morose, comme souvent au cours des semaines et des mois passés. Ne commence pas à te servir des mensonges d’Akma pour excuser ton incompréhension. Tu sais que le Gardien de la Terre existe. Tu sais que les rêves qu’il envoie sont vrais. Tu sais que l’avenir qu’il a montré à Binaro est bon, rempli de lumière et d’espoir, et que si tu l’as choisi, ce n’est pas par crainte du Gardien, mais par amour de son dessein. Ne l’oublie jamais ! »

Motiak poussa un soupir. « Enfin, j’ai au moins la chance de ne pas avoir à transporter une conscience où que j’aille. Akmaro en abrite une bien plus grosse que je ne pourrais jamais en soulever et il la sort chaque fois qu’on en a besoin ! » Il se mit à rire ; tous l’imitèrent. Mais bien vite, le rire fit place à un silence songeur. « Mes amis, nous avons constaté, je crois, l’étendue de mon impuissance. Même si j’étais comme feu le non regretté Nuab au milieu des Zenifi, prêt à tuer celui qui se mettrait en travers de mon chemin, lui au moins n’avait pas à affronter un ennemi résolu comme Akma.

— L’épée de Khideo a bien failli sceller le destin de Nuab, observa Akmaro.

— Khideo n’allait pas, comme Akma le fait, raconter aux gens ce que les pires d’entre eux avaient envie d’entendre. Nuab ne se heurtait pas au front uni de ses fils ; le peuple ne voyait pas en eux l’avenir et en lui le passé, de sorte qu’on ne se serait pas plus préoccupé de lui que s’il était mort. Ne trouves-tu pas ironique, Akmaro, que ce que tu as infligé à ce monstre de Pabulog quand tu lui as volé ses fils m’arrive maintenant à moi ? »

Akmaro éclata d’un rire amer, bref et rauque comme un aboiement. « Crois-tu que le parallèle m’ait échappé ? Mon fils est convaincu de me haïr, mais ses actes sont un écho perverti des miens. Il est même devenu chef d’un mouvement religieux et il passe son existence à prêcher et à enseigner. Je devrais en ressentir de la fierté !

— C’est ça, nous ne sommes qu’une bande de ratés ! s’exclama Chebeya d’un ton acerbe. Alors restons assis en rond à pleurer sur notre inefficacité ! Shedemei, qui, paraît-il, connaît tous les secrets de l’Univers, est incapable de trouver la moindre chose utile à faire ! Le roi pleurniche sur l’impuissance des souverains ! Mon mari, le grand-prêtre, gémit sur son échec en tant que père ! Et moi, pendant ce temps, je vois s’effilocher les liens qui maintiennent l’union du royaume, je regarde les gens se constituer en tribus dont l’unique ciment est la haine et la peur, tout en sachant que ceux à qui l’on a confié le pouvoir, le pouvoir qui existe dans ce pays, ne font rien d’autre que s’apitoyer sur leur sort ! »

Sa virulence surprit tout le monde.

« D’accord, dit Motiak ; nous sommes donc une bande de lamentables inefficaces ; mais où voulez-vous en venir, exactement ?

— Tu nous en veux de notre impuissance ? enchaîna Akmaro. Mais c’est justement la raison de notre tristesse : notre impuissance. Autant reprocher à la berge du fleuve de ne pas empêcher l’eau de couler !

— Ah, ils sont beaux, nos hommes de pouvoir ! s’écria Chebeya. Habitués que vous êtes à gouverner par la loi et la parole, avec des soldats et des espions ! Aujourd’hui vous vous mettez en rage ou vous vous vexez parce que vos outils ordinaires ne marchent plus ! Mais ils ont toujours été inutiles ! Tout a toujours dépendu de la relation entre chaque individu du royaume et la Gardienne de la Terre ! Très rares sont ceux qui comprennent un tant soit peu le plan de la Gardienne, mais tous savent ce qu’est la bonté, et ce qu’est le mal – ils savent ce qui bâtit et ce qui détruit, ce qui apporte le bonheur et ce qui apporte le malheur. Faites-leur confiance !

— Leur faire confiance ? fit Motiak. Avec Akma qui les incite à renier les règles les plus fondamentales de l’honnêteté ?

— Qui sont ces gens qu’entraîne Akma ? Vous les voyez sous l’aspect de foules qui s’agglutinent autour de lui et vous avez le sentiment qu’ils vous ont tous trahi. Mais les raisons qui les poussent à suivre Akma sont aussi personnelles et uniques que chacun d’entre eux. Oui, certains haïssent les fouisseurs avec une ferveur qui dépasse la logique – mais ils ont existé de tout temps, n’est-ce pas ? Je ne pense pas que leur nombre se soit accru, fût-ce d’une unité ; en vérité, après les persécutions, ils devaient même être moins nombreux à détester les fouisseurs, parce que beaucoup de gens ont appris à cette occasion à ressentir de la compassion pour eux. Akma le sait – il sait qu’ils ne veulent pas ressembler aux monstres qui ont torturé des enfants. Alors il leur raconte que le problème ne vient pas d’eux, ni même des fouisseurs, mais que c’est l’ordre naturel des choses : On n’y peut rien, nous sommes tous des victimes du fonctionnement normal de la nature, c’est la volonté du Gardien, il faut nous incliner et déménager avec humanité les fouisseurs loin de chez nous pour faire disparaître toute cette laideur. La plupart de ses partisans cherchent seulement à éliminer le problème. Ils pensent qu’en laissant simplement les choses suivre leur cours, la paix finira par revenir. Mais ils ont honte ! Si je le vois, pourquoi ne le voyez-vous pas, vous ? Ils savent que c’est mal, mais c’est inéluctable, alors pourquoi aller contre le courant ? Même le roi, même le grand-prêtre des Protégés n’y peuvent rien !

— Exact, gronda Motiak. Nous n’y pouvons rien !

— C’est ce qu’Akma leur dit sans cesse.

— Il ne le dit pas, corrigea Motiak : il le démontre.

— Mais les gens ne veulent pas que ce soit vrai. Oh, je ne prétends pas que tous débordent de bons sentiments, ni même la majorité. Nombre d’entre eux ne s’intéressent qu’à leur profit personnel ; mieux vaut investir son temps et son argent à se mettre bien avec les fils de Motiak ! Mais s’ils avaient un jour le moindre doute sur la réussite d’Akma, ils reviendraient ventre à terre auprès de vous en prétendant n’avoir jamais déserté les Protégés et en plaisantant avec vous sur les difficultés que connaissent toutes les familles avec leurs grands fils. Ils se fichent pas mal que les fouisseurs restent ou s’en aillent ; ils regrettent même plutôt les bas salaires qu’ils pouvaient leur donner. Les gens ne sont pas mauvais, Motiak. Pour une grande part, ils sont intègres, mais ils manquent d’espoir. Un autre groupe de taille reste assez indifférent aux questions de respect humain, mais se satisferait très bien de voir les Protégés aux commandes, du moment qu’on lui garantit la prospérité. Et vous savez que les Protégés forment encore un noyau très important de croyants dévoués, attachés au plan de la Gardienne et qui luttent pour le sauver, avec un courage inébranlable qu’ils payent au prix fort. Ces trois groupes mis ensemble constituent l’immense majorité de votre peuple ; il n’est pas parfait, certes, mais il a assez de cœur pour que cela vaille la peine de le gouverner. L’ennui, c’est qu’apparemment seule la voix d’Akma parvient à se faire entendre. »