Ç’a compliqué mes calculs de probabilités.
— Nous, c’est notre pain quotidien.
Je possède des algorithmes de compassion intégrés. Je ne suis pas obligée de m’identifier à vous pour m’apitoyer, ce qui est un fait biologique.
— Pour en revenir à nos moutons, quand la Gardienne agit, elle le fait plus vite que la lumière et quelle que soit la distance où se trouve le sujet. Cela suggère une puissance immense. Un savoir, une… une sagesse extraordinaires. Et pourtant, quelle délicatesse ; c’est à peine si elle intervient. Elle nous laisse toute liberté, elle respecte nos choix, elle nous écoute, elle perçoit même des besoins et des désirs dont nous ignorons l’existence.
Je ne sais pas ce qu’elle est, mais à mon avis, elle n’est pas comme moi. Ce n’est pas un ordinateur.
— Un être organique, alors ? Doté d’instruments extrêmement puissants ?
Organique ? Qui sait ? Disons peut-être simplement d’origine naturelle, qu’en penses-tu ? Comme un humain, un fouisseur, un ange. Elle se serait développée, se serait construite en se fondant sur ses expériences, comme tu l’as fait et comme tu continues à le faire. Elle n’aurait donc pas été programmée pour donner une forme à l’histoire de la vie : elle aurait carrément la charge de la vie.
— Ou bien elle l’a découverte, l’a aimée et décidé de lui donner un coup de pouce. Toute seule, sans que personne lui ait rien demandé.
C’est un miracle qu’elle ne s’ennuie pas à mourir. Par expérience, je peux te dire que l’histoire humaine est prodigieusement répétitive. Chaque individu est unique, mais les différences ne sont pas toutes essentielles ni intéressantes.
— Tu joues les critiques, maintenant ?
Il faut bien un public à la pièce que vous autres êtes constamment en train d’improviser. Tous, vous cherchez à vous placer au centre de la scène ; tous, vous essayez d’attirer l’attention de l’assistance, de vous faire couronner vedette du spectacle, de sorte qu’à votre mort le rideau tombe et la pièce s’arrête. Mais ça n’arrive jamais. Il n’y a jamais eu de vedette, en fin de compte.
— C’est toute la différence entre l’art et la vie. La vie n’a pas de cadre, pas de rideau, pas de commencement ni de fin.
Ce qui impliquerait logiquement qu’elle n’a pas de sens.
— Je parlais de ma vie à moi. De ce que je fais. Et la Gardienne donne un sens au reste de la scène. C’est suffisant, pour moi. Je n’ai pas besoin qu’on fasse une épopée de mon existence. J’ai vécu ; d’étranges choses se sont produites ; de temps en temps, j’ai fait un petit peu dévier l’existence des autres. Tu sais quoi ? Je crois bien que ce dont je suis le plus fière, c’est d’avoir remis en état le cerveau du petit garçon blessé, à Bodika.
Pas la façon dont tu as modifié les anges et les fouisseurs pour leur permettre de vivre indépendamment les uns des autres ?
— Ça, c’est la Gardienne qui m’en avait confié la mission ; si ce n’avait pas été moi, elle aurait trouvé un autre moyen, donné la tâche à quelqu’un d’autre.
Comment sais-tu que ce n’est pas la Gardienne qui t’a fait soigner ce petit garçon ?
— C’est peut-être le cas. Mais si je ne m’étais pas trouvée là, elle n’aurait pas accordé à son existence une importance telle qu’elle aurait envoyé quelqu’un d’autre. Ce n’était donc pas un geste essentiel – mais dès lors, justement, je sais qu’il n’a eu lieu que parce que je l’ai voulu. Ainsi, je me l’approprie. C’est mon présent à moi. Oh, bien sûr, je sais que c’est la Gardienne qui m’a fait venir sur Terre, puis qui m’a choisie pour succéder à Nafai dans le rôle de pilote stellaire, ce qui fait que j’étais vivante lors de cet épisode ; tout cela, je le sais. Mais c’est moi qui ai décidé de me trouver là à ce moment précis et de courir le risque qu’on découvre mon identité pour sauver cet enfant. Aussi, c’est peut-être le seul souvenir que je me remémorerai avec fierté à l’heure de ma mort. À moins que ce ne soit la singulière union que j’ai connue avec Zdorab. Ou encore la Maison de Rasaro : peut-être l’école perdurera-t-elle ; ce serait bien.
Ne commence pas à rédiger ton éloge posthume. Tu n’es pas encore morte.
— Par contre, je suis fatiguée, maintenant ; je crois que je m’endormirais sans mal. Mais il fait trop froid pour coucher dehors. Et je persiste à trouver dommage que les sièges ne s’inclinent pas plus en arrière dans cette navette.
Pas de chance : les constructeurs sont morts depuis quarante millions d’années.
— Et c’est bien tout ce qu’ils méritent, ces crétins incompétents ! » Elle éclata de rire. « Je suis vraiment fatiguée ! »
Elle acheva néanmoins ses observations afin que son rapport soit complet. Puis elle fit couper les phares de la navette et regagna l’appareil à la lumière des étoiles ; là, elle verrouilla le panneau et alla dormir.
Elle dormit et elle fit des rêves. De nombreux rêves, normaux, résultats des décharges électriques aléatoires des synapses auxquelles les fonctions fabulatrices de l’esprit se chargeaient de donner une signification fragmentaire ; des rêves que l’esprit ne prend même pas la peine de se rappeler à son réveil.
Et soudain, un rêve différent. Surâme le sentit, perçut la modification du mode de sommeil du cerveau. Shedemei elle-même éprouva le changement et, sans s’éveiller, devint plus attentive.
Sous elle s’étendait la Terre comme vue du Basilica, avec la courbure de la planète perceptible à l’horizon. Brusquement, elle distingua le magma bouillonnant qui roulait sous la croûte terrestre. Au début, le spectacle lui parut chaotique, mais tout à coup, avec une clarté pénétrante, elle comprit qu’un ordre magnifique présidait aux mouvements des courants. Chaque marée, chaque tourbillon, chaque flux avait un sens. Les mouvements étaient en général lents, mais çà et là, sur une petite échelle, ils se révélaient très rapides.
Alors, elle sut, sans le voir, elle le sut parce qu’elle le savait, que ces courants donnaient naissance au champ magnétique de la Terre, agité de variations tantôt intenses, tantôt minimes, que les animaux percevaient et qui les troublaient ou au contraire les apaisaient : l’avertissement avant le tremblement de terre ; le virage soudain du banc de poissons ; les harmonies entre les organismes ; c’était cela que captaient les déchiffreuses.
Elle vit l’esprit et la mémoire qui vivaient dans les courants de pierre liquide, dans le flux magnétique ; elle vit les immenses quantités d’information entreposées dans des cristaux enchâssés dans la face inférieure de la croûte et modifiées par les variations de la température et du magnétisme. Un instant, elle songea : C’est la Gardienne que je vois.
Presque aussitôt, la réponse lui parvint : Ce n’est pas la Gardienne de la Terre que tu as vue. Mais tu as eu un aperçu de ma maison, de ma bibliothèque et de certains de mes outils. Je ne puis t’en montrer davantage parce que ton esprit n’est pas apte à appréhender ce que je suis réellement. Est-ce assez ?
Oui, fit Shedemei intérieurement.
Instantanément, le rêve changea. Son regard embrassait simultanément plus de quarante mondes colonisés par la Terre ; chacun était sous la surveillance d’une sorte de Surâme et toutes les Surâmes à leur tour étaient sous la surveillance de la Gardienne. Elle vit en particulier Harmonie et ses millions d’habitants, comme si, l’espace de cette unique seconde, son esprit avait la capacité de les connaître tous d’un seul coup. Elle se sentit en contact avec l’autre itération de Surâme qui se trouvait toujours là-bas ; mais non, c’était une illusion, ce lien n’existait pas. Pourtant, elle sut qu’il était temps pour la Surâme d’Harmonie de permettre aux humains de la planète de retrouver leurs technologies perdues. C’est ainsi que Surâme serait reconstruite : par des humains qui auraient récupéré leurs mains.