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Il est l’heure, dit la voix claire de la Gardienne dans le songe. Qu’ils fabriquent de nouveaux vaisseaux stellaires et reviennent chez eux.

Et les gens d’ici ? demanda Shedemei. Renonces-tu à les sauver ?

L’heure de la clarté est venue. La décision sera prise, dans un sens ou dans l’autre. Je peux donc envoyer chercher les habitants d’Harmonie dès maintenant, car le temps qu’ils arrivent ici, soit les trois espèces vivront dans une paix parfaite, soit leur orgueil les aura brisées et elles seront mûres pour tomber sous la domination de ceux qui viendront après.

Comme les Rasulum, songea Shedemei.

Eux aussi, ils ont eu le choix, en leur temps, répondit la Gardienne.

Le rêve se modifia encore et elle reconnut Akma et les fils de Motiak qui cheminaient sur une route. Elle sut aussitôt précisément où se situait la route et quelle heure du jour il serait lorsqu’ils atteindraient le point où elle les voyait.

Elle vit la navette tomber du ciel et soulever intentionnellement un nuage de fumée de sous son ventre lorsqu’elle atterrit ; elle se vit elle-même en sortir d’un pas majestueux, revêtue du manteau du pilote qui émettait une lumière si éblouissante que les cinq hommes durent détourner les yeux. Elle se mit à parler et, à cet instant, la terre trembla sous leurs pieds, poussée par les courants magmatiques, et ils churent au sol. Alors le séisme cessa ; elle recommença de parler et enfin elle comprit ce que la Gardienne attendait d’elle.

Acceptes-tu ? demanda la Gardienne.

Est-ce que ça servira à quelque chose ? Cela sauvera-t-il ces gens ?

Oui, répondit la Gardienne. Quel que soit son choix, Motiak finira ses jours comme souverain d’un royaume en paix, à cause de ton intervention ce jour-là. Mais ce qui se passera dans le lointain avenir… c’est Akma qui en décidera. Tu pourras vivre jusque-là, si tu le désires.

Et comment, si le Basilica doit retourner sur Harmonie ?

Rien ne presse. Fais envoyer une sonde par l’ordinateur. Tu peux rester ici et Surâme aussi. N’as-tu pas envie d’assister au moins à une partie de la fin de l’histoire ?

Si, bien sûr.

Je le sais, dit la Gardienne. Avant ta visite à la surface de la Terre, je n’étais pas certaine que tu fasses réellement partie de moi, parce que j’ignorais si tu aimais assez ces gens pour partager mon œuvre. Tu n’es plus la même que lorsque je t’ai appelée la première fois.

Je sais, répondit Shedemei. Je ne vivais alors que pour mon travail.

Oh, tu continues, et moi aussi ! Mais c’est ton travail qui a changé et aujourd’hui il se confond avec le mien : il s’agit d’apprendre aux Terriens comment vivre, encore et toujours, génération après génération, et comment rendre cette existence heureuse et libre. Tu as fait ton choix et, désormais, comme à Akmaro, je peux te donner ce que tu désires, parce que je sais que tu ne souhaites que le bonheur de ces gens, pour toujours.

Je n’ai pas le cœur si pur que ça !

Ne te laisse pas égarer par des émotions passagères. Je sais ce que tu fais ; je sais pourquoi tu le fais ; je puis te nommer avec plus d’exactitude que tu ne peux te nommer toi-même.

Un instant, Shedemei se vit en train de tendre la main pour cueillir un fruit blanc à la branche d’un arbre ; elle mordit dedans, et son goût l’emplit de lumière et elle put voler, chanter toutes les chansons ensemble et elles étaient infiniment belles au fond d’elle-même. Elle sut ce qu’était le fruit : c’était l’amour de la Gardienne pour les habitants de la Terre. Le goût du fruit blanc était la joie de la Gardienne. Pourtant, dans ce même goût, elle sentait autre chose, l’acidité, la souffrance aiguë des millions, des milliards de gens incapables de comprendre ce que la Gardienne voulait pour eux, ou qui, le comprenant, haïssaient son but et refusaient son immixtion dans leur existence. Laisse-nous être nous-mêmes ! exigeaient-ils. Laisse-nous exécuter nos propres réalisations ! Nous ne voulons pas de tes dons, nous ne voulons pas faire partie de ton plan ! Et dès lors, ils étaient emportés par les courants du temps, sans jamais participer à l’Histoire parce qu’ils refusaient de participer à plus grand qu’eux. Cependant, leur choix était libre ; ils n’encouraient aucune punition sinon celle des conséquences naturelles de leur propre orgueil. Ainsi, même en rejetant le plan de la Gardienne, ils s’y incluaient ; en refusant de goûter au fruit de l’arbre, ils devenaient une fraction de son exquise saveur. Même cela était un hommage. Leur hubris avait son importance, bien que, dans le long flot brûlant de l’Histoire, rien n’en fût changé. Elle avait de l’importance parce que la Gardienne les aimait, les conservait dans sa mémoire, connaissait leurs noms et leurs histoires et pleurait sur eux : Ô ma fille, ô mon fils, toi aussi, tu fais partie de moi, leur criait-elle. Tu fais partie de mes regrets infinis et je ne t’oublierai jamais…

Et les émotions devinrent trop puissantes pour Shedemei. Elle se trouvait dans l’esprit de la Gardienne depuis longtemps et avait atteint son point limite de résistance. Elle s’éveilla convulsée de violents sanglots, terrassée, anéantie, et elle poussa un long cri de douleur, chargé d’un chagrin inexprimable – chagrin pour les égarés, chagrin d’avoir dû quitter l’esprit de la Gardienne, chagrin parce que le goût du fruit blanc avait disparu de ses lèvres et que ce n’avait été qu’un rêve. Un vrai rêve, mais un rêve qui avait une fin, et me voici plus seule que jamais parce que, pour la première fois de ma vie, j’ai compris ce que c’était de ne pas être seule, et je n’avais jamais su à quel point il est beau de se sentir connue et aimée vraiment et absolument. Son cri s’éteignit ; le rêve l’avait physiquement épuisée ; elle se rendormit et ne rêva plus jusqu’au matin. Il s’était écoulé suffisamment de temps pour qu’elle supporte de se réveiller à nouveau, bien que le songe fût encore terriblement présent à son esprit.

« Tu as vu ? murmura-t-elle.

Nafai n’a jamais fait un rêve aussi puissant que celui-ci.

— Sa tâche n’était pas la même. Peux-tu m’emmener à l’endroit où je dois paraît-il me rendre ?

Avec même une bonne avance.

Tandis que la navette se mettait en route, elle prit un petit-déjeuner ; elle mâchait mécaniquement : les aliments n’avaient aucun goût comparés au souvenir de son rêve.

« Ton attente s’achève enfin, dit-elle entre deux bouchées. Tu l’as vu, je suppose.

Je suis déjà en train de préparer un message pour mon itération originale. J’y joins mon enregistrement de ton rêve. Malheureusement, il semble avoir été en grande partie subjectif et je ne pense pas avoir tout compris. C’est toujours pareil avec ces vrais rêves : j’ai toujours l’impression de passer à côté de quelque chose.

— Moi aussi. Mais j’en ai compris assez, je crois, pour me rassasier quelque temps.

Si la Gardienne est capable de parler si clairement, pourquoi, à ton avis, est-elle généralement si vague ?

— Ça, je l’ai compris dans le rêve. C’est une expérience si écrasante qu’elle consumerait la plupart des gens et qu’ils en sortiraient dépossédés de leur âme. Sa volonté engloutirait la leur. De fait, ça les tuerait.