Pourquoi es-tu immunisée, alors ?
— Je ne suis pas immunisée. Mais comme préalablement j’avais décidé de suivre le plan de la Gardienne, le rêve, au lieu d’effacer ma volonté, a confirmé qui j’étais et ce que je voulais. Je n’ai pas perdu ma liberté et, loin de me tuer, il m’a rendue plus vivante.
En d’autres termes, c’est une entité organique.
— C’est exact ; c’est une entité organique. » Shedemei réfléchit un moment, puis ajouta : « Elle a dit qu’elle ne pouvait pas me laisser voir son visage, mais je comprends à présent que je n’en ai ni le besoin ni l’envie, parce que j’ai fait bien mieux.
À savoir ?
— J’ai porté son visage. J’ai vu par ses yeux.
Juste retour des choses, à mon avis. Elle a pris tes traits à toi mille fois et elle s’est servie de tes mains et de ta bouche pour accomplir son œuvre.
Shedemei leva les mains et les observa, humides et pailletées des miettes du repas qu’elle venait de terminer. « Je peux donc dire que la Gardienne de la Terre me ressemble trait pour trait, non ? » Elle éclata de rire ; un rire plutôt rauque, mais au fond d’elle il éveilla le souvenir d’une musique ; l’espace d’un instant elle se rappela le goût du fruit et elle fut comblée.
12
Victoire
Quand Edhadeya vint les voir à la sortie de leur grand rassemblement de Jatva, ce fut Mon qui l’accompagna à l’écart pour l’écouter. « Si tu es venue me convaincre de me désolidariser de mes frères… dit-il, mais elle l’interrompit.
— Je sais que tu es résolu à nier tout ce qu’il y a de noble et de bon en toi, Mon, aussi je ne perdrai pas mon temps. Père m’a confié un message pour vous. »
Un infinitésimal frisson de peur et d’angoisse parcourut Mon. Il avait souvent du mal à croire que son père pût s’abstenir de réagir devant leurs actions. Certes, il les avait empêchés d’organiser le boycott du commerce et du travail des fouisseurs, mais ils avaient contourné l’obstacle en prétendant s’élever contre l’ostracisme en question : tout le monde comprenait le vrai message. Motiak avait-il décidé de prendre des mesures contre eux ? Et si oui, pourquoi quelque chose au fond de Mon s’en réjouissait-il ? Était-ce qu’ils avaient trop aisément remporté la victoire et qu’il désirait secrètement quelque résistance ?
« Tu m’écoutes ? demanda Edhadeya.
— Oui.
— Père est inquiet : il pense que certains de ses soldats risquent de croire faire leur devoir en le débarrassant de la source de ses problèmes. Une petite phrase, hors de son contexte et tombée dans l’oreille de certains soldats, leur a donné l’impression qu’il en serait soulagé.
— J’ai plutôt le sentiment qu’il a donné un ordre et qu’il a changé d’avis un peu trop tard. » Mon éclata d’un rire hargneux.
« Tu sais que ce n’est pas vrai. »
Et il le savait, naturellement. Son talent de vérité se rebellait à cette idée – mais il arrivait de mieux en mieux à le réprimer.
« Qu’attend-il de nous ? Que nous nous cachions ? Que nous arrêtions de parler en public ? Rien à faire. Et notre mort ferait de nous des martyrs et notre victoire serait totale. Par ailleurs, il n’a pas élevé des lâches.
— Des crétins, oui, des menteurs, mais pas des lâches. » Edhadeya eut un sourire sinistre. « Il sait que vous ne battrez pas en retraite. Tout ce qu’il propose, c’est que vous gardiez votre itinéraire secret. Ne dites à personne quelle est votre destination suivante ni quand vous comptez partir. »
Mon réfléchit un instant. « D’accord. J’avertirai les autres.
— Alors, j’ai fait mon devoir. » Elle fit demi-tour.
« Attends ! l’interpella Mon. C’est tout ? Tu n’as pas d’autre message ? Rien de ta part ?
— Rien que mon mépris, que je répands libéralement sur vous cinq, mais avec une dose supplémentaire pour toi, Mon, parce que tu sais que chacune des paroles prononcées par Akma est fausse. C’est peut-être lui qui parle le plus, mais c’est toi le plus malhonnête, parce que tu sais la vérité. »
Mon voulut lui expliquer que ce talent qu’il avait enfant était pure illusion, destinée à attirer l’attention sur le second fils du roi, mais avant qu’il ait pu aller bien loin, elle le gifla.
« Pas à moi ! Tu peux débiter ces sornettes à n’importe qui d’autre qui aura envie de te croire, mais ne viens jamais me raconter ça à moi ! C’est une insulte intolérable. »
Cette fois, lorsqu’elle s’éloigna et se perdit dans la foule qui se dispersait, il ne la rappela pas. La gifle cuisante qu’il avait reçue sur la joue lui avait fait monter les larmes aux yeux, mais il ignorait si la douleur en était seule responsable. Il se remémora les jours merveilleux de son enfance où Edhadeya était sa meilleure amie. Il se rappela la confiance qu’elle avait placée en lui en lui demandant de rapporter son vrai rêve à leur père ; grâce à la foi absolue d’Aronha dans son talent de vérité, il avait obtenu une audience, une expédition avait été lancée et les Zenifi secourus. Il avait cru à l’époque que telle serait sa place dans le royaume : celle du conseiller le plus écouté d’Aronha, parce que son frère saurait qu’il ne pouvait pas mentir. Et la fois où Bego avait requis son aide pour traduire les textes sur les Rasulum…
C’était drôle, maintenant qu’il y pensait, la joue toujours brûlante de la gifle d’Edhadeya : Bego ne croyait pas au Gardien, mais il s’était servi de Mon pour sa traduction. N’était-ce pas Bego qui leur avait appris à tous à nier l’existence du Gardien ? Et pourtant, Bego croyait. Ou du moins, il avait foi dans le don de Mon.
Non, non, Akma avait déjà expliqué cet apparent paradoxe. Bego n’y voyait pas un don du Gardien, mais un talent inné qui n’appartenait qu’à Mon. Oui, c’était cela, la capacité de sentir quand les gens croyaient vraiment en ce qu’ils disaient. Ça n’avait rien à voir avec la vérité absolue, et tout à voir avec la croyance absolue.
Mais si c’est le cas, songea Mon, pourquoi est-ce que je n’ai jamais l’impression que ce que dit Akma est juste ? La logique de l’argument m’échappe toujours. Si mon talent de vérité venait du Gardien, il essayerait de me retourner contre Akma en refusant de confirmer la moindre de ses paroles. Mais alors ça signifierait qu’il existe bel et bien un Gardien, donc ça ne peut pas être la bonne explication. D’un autre côté, si Akma a raison et que mon soi-disant talent n’est que la capacité de savoir quand les gens sont certains de dire la vérité, qu’est-ce que ça indique quant à ma répugnance à entériner ses propres discours ? Ça veut dire, aussi convaincant soit-il – et je me laisse piéger par ses discours, emporter et persuader corps et âme autant que quiconque dans la foule –, que mon talent de vérité persiste à juger qu’il ment. Il ne croit pas un mot de ce qu’il raconte. Ou, s’il y croit, c’est en tant qu’opinion, pas en tant que certitude. Tout au fond de lui, dans son cœur, au plus secret de son esprit, il n’est pas sûr de ce qu’il dit.
Mais alors, à quoi croit-il ? Et pourquoi est-ce que je nie mon talent de vérité au bénéfice des incertitudes d’Akma ?
Non, non, j’ai déjà discuté de tout ça avec lui et il m’a expliqué qu’un homme réellement instruit ne croit jamais en rien avec certitude parce qu’il sait que de nouvelles connaissances risquent de mettre à mal tout ou partie de ses croyances ; par conséquent, je ne peux obtenir de réponse nette de mon talent de vérité qu’en face d’ignorants ou de fanatiques.
Des ignorants ou des fanatiques… comme Edhadeya ? Bego ?