« Eh bien, que voulait-elle ? » demanda Aronha.
Tout à ses réflexions, Mon était revenu sans s’en rendre compte près de ses frères et d’Akma qui discutaient avec les chefs de l’assemblée locale des Coutumes ancestrales. C’était ce qui gênait le plus Mon dans la fondation de leur nouvelle religion : ils recevaient quantité de dons de la part de gens riches et instruits, mais ceux qui étaient prêts à donner du temps pour gouverner l’assemblée n’attiraient guère Mon. Pour la plupart anciens prêtres ayant perdu leur emploi à l’époque des réformes, ils constituaient un groupe arrogant qui se regardait comme une aristocratie lésée, vaniteux et toujours en train de se plaindre. D’autres, anti-fouisseurs fanatiques, étaient de ceux, selon Mon, qui avaient presque certainement perpétré ou ordonné les cruautés infligées aux Protégés pendant les persécutions. Être obligé de s’associer avec ces gens-là lui donnait la chair de poule. En privé, Aronha lui avait avoué son horreur à lui aussi de traiter avec eux. « On peut dire ce qu’on voudra d’Akmaro, avait-il ajouté, il ne fait aucun doute qu’il attire des prêtres de meilleur rang. » Mais pas question de faire ce genre de déclaration devant Akma : la moindre évocation du mariage de Luet avec Didul le mettait encore dans tous ses états, et faire l’éloge des prêtres des Protégés déclencherait à coup sûr l’éruption de sa colère.
« Elle nous apportait un avertissement de Père, répondit Mon.
— Allons bon ! Il nous envoie des menaces ? » demanda Akma. Il avait le bras sur les épaules d’une jeune brute, une de celles, cela n’aurait rien eu d’impossible, qui avaient brisé des membres ou lacéré des ailes d’enfants.
« On en parlera quand on sera seuls, dit Mon.
— Pourquoi ? Aurions-nous des choses à cacher à nos prêtres ? fit Akma.
— Oui », répondit froidement Mon.
Akma éclata de rire. « Il plaisante, naturellement ! » Mais quelques minutes plus tard, s’étant débarrassé du jeune homme, Akma accompagna les Motiaki à l’écart, au bord du fleuve. « Ne me refais plus jamais ça, s’il te plaît, dit-il. Un jour viendra où nous pourrons nous servir de la machine de l’État pour soutenir notre Assemblée, mais pour le moment, nous avons besoin de ces gens et ça ne me facilite pas la tâche quand tu leur donnes l’impression qu’ils sont exclus.
— Désolé, fit Mon. Mais je ne lui faisais pas confiance. »
Akma sourit. « Évidemment. C’est un pitoyable faux jeton. Mais c’est un faux jeton vaniteux et j’ai dû batailler ferme pour l’empêcher de tout plaquer sur un coup de colère. »
Mon tapota amicalement le bras d’Akma. « Du moment que tu prends un bain après l’avoir touché, tout va bien. » Puis, à tous, il répéta ce qu’avait dit Edhadeya.
« Il essaye visiblement de nous mettre des bâtons dans les roues, s’écria Ominer d’un ton irrité. Pourquoi le croirions-nous ?
— Parce que c’est le roi, répondit Aronha, et qu’il ne mentirait pas sur un tel sujet.
— Et pourquoi pas ?
— Parce qu’il s’humilie en s’avouant incapable de contrôler ses soldats. Je regrette que nous devions faire tant de mal à Père. Si seulement il comprenait que ce que nous faisons, c’est pour le bien du royaume !
— Nous ne pouvons pas complètement bouleverser notre programme, protesta Ominer. On nous attend.
— Oh, ne te fais pas de souci pour ça, dit Mon. Nous attirerons les foules, quels que soient l’heure et l’endroit. D’ailleurs, ça peut ajouter un brin de mystère, que personne ne sache où nous allons parler le lendemain ; ça peut attiser les gens.
— On aura surtout l’air de lâches », grogna Ominer.
Khimin intervint de sa voix aiguë : « Sauf si on annonce qu’on y est obligés parce qu’on sait de source sûre que des hommes du roi veulent nous tuer !
— Non ! répliqua Aronha d’un ton ferme. Jamais ! On prendrait ça pour une accusation contre le roi, et il serait déshonorant pour nous de l’accuser alors qu’il nous met lui-même en garde pour nous protéger ! »
Akma assena une claque dans le dos de Khimin. « Et voilà, Khimin ! Quand Aronha estime quelque chose déshonorant, pas question d’y avoir recours, même si ça promet d’être une manœuvre sacrément efficace !
— Ne te moque pas de mon sens de l’honneur, Akma, dit Aronha.
— Je ne me moque pas. Je t’en admire. »
Mon fut soudain pris de l’irrésistible impulsion de mettre les pieds dans le plat. « C’est en cela qu’Aronha ressemble le plus à Père. Si nous avons si bien réussi jusqu’ici, c’est uniquement à cause du sens de l’honneur de Père.
— Donc, ça veut dire que l’honneur est une faiblesse, non ? » fit Ominer.
Avec un mépris écrasant, Aronha répondit : « À court terme, le déshonneur procure un avantage ; à long terme, un roi sans honneur perd l’affection de ses sujets et finit comme Nuab. Mort.
— Ils l’ont torturé par le feu jusqu’à ce que mort s’ensuive, non ? demanda Khimin.
— Essaye de ne pas prendre ce ton gourmand quand tu en parles, dit Akma. Ça met mal à l’aise. »
Mais Mon remarquait, et il en était troublé, que plus Ominer proférait d’horreurs qui auraient détourné de lui tout individu normal, plus Akma se rapprochait de lui. Ominer avait décrit l’honneur comme une faiblesse ; et voilà que, sans un mot, Akma l’avait pris par les épaules et Ominer était tout sourire. Ça ne va pas. Il y a quelque chose qui cloche sérieusement. Encore l’année dernière, avant que tout commence, Akma n’était pas comme ça. Je me rappelle un temps où il se serait montré aussi intraitable qu’Aronha sur la question de l’honneur et de l’intégrité. Que se passe-t-il ? Subirait-il l’influence des gens immoraux auxquels nous nous associons ? Ou est-ce simplement une conséquence naturelle de l’adulation que lui portent des milliers de personnes ?
Quel que fût la cause du changement qui se produisait en Akma, cela faisait horreur à Mon. Ce ne pouvait pas être le vrai Akma qui émergeait ainsi ; on avait plutôt l’impression qu’il adoptait cette attitude cynique, amorale parce qu’à ses yeux, cette conduite lui assurait la victoire. À moins que ce ne fût un aspect caché de sa personnalité, qui ne se révélait que maintenant parce qu’il se croyait important et puissant au point de pouvoir négliger toute courtoisie envers les autres. Dans quelle mesure ses railleries envers Aronha sont-elles pure plaisanterie, se demanda Mon, et dans quelle mesure véritable mépris pour sa noblesse ?
Je ne dois pas me faire ce genre de réflexions, se rappela-t-il. C’est le Gardien qui cherche à m’écarter de mes frères.
Mais non, ce n’est pas le Gardien, puisqu’il n’existe pas…
Mon prit congé en disant qu’il avait besoin de dormir ; ce fut comme un signai pour les autres. La conversation se changea en bavardage léger et enjoué tandis qu’ils regagnaient la maison où ils logeaient. La place était insuffisante pour cinq hommes adultes – la moitié de la famille qui vivait là était allée s’installer chez des voisins – mais, selon Akma, ils ne pouvaient pas toujours loger chez des gens riches, sans quoi les Protégés auraient beau jeu de les accuser d’orgueil. Vu ce dont les Protégés les accusaient déjà, Mon estimait qu’une petite critique de plus valait bien une bonne nuit de sommeil, mais, comme d’habitude, Aronha partageait le point de vue d’Akma, et ils se retrouvaient donc entassés dans un espace où l’on ne pouvait s’étirer ni se retourner sans réveiller quelqu’un. Les pauvres ne construisent pas assez grand, c’est tout, se dit Mon en manière de méchante blague. Pas question de la sortir aux autres, celle-ci ; Akma lui répondrait que « les gens ne comprendraient pas que c’est de l’humour ».