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De même que Jacob est incompréhensible sans Abraham (qui, selon Mann, a vécu des siècles avant lui) n'étant que son "imitation et continuation", de même Gibreel Farishta est incompréhensible sans l'archange Gibreel, sans Mahound (Mahomet), incompréhensible même sans cet Islam théocratique de Khomeiny ou de cette jeune fille fanatisée qui conduit les villageois vers La Mecque, ou plutôt vers la mort. Eux tous sont ses propres possibilités qui dorment en lui et auxquelles il doit disputer sa propre individualité. Il n'y a, dans ce roman, aucune question importante que l'on puisse examiner sans un regard dans le puits du passé. Qu'est-ce qui est bon et qu'est-ce qui est mauvais? Qui est le diable pour l'autre, Chamcha pour Farishta ou Farishta pour Chamcha? Est-ce le diable ou l'ange qui a inspiré le pèlerinage des villageois? Leur noyade est-elle un pitoyable naufrage ou le voyage glorieux vers le Paradis? Qui le dira, qui le saura? Et si cette insaisissabilité du bien et du mal était le tourment vécu par les fondateurs des religions? Les terribles mots de désespoir, ce blasphème inouï du Christ, "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?", ne résonnent-ils pas dans l'âme de tout chrétien? Dans le doute de Mahound se demandant qui lui a soufflé les versets, Dieu ou le diable, n'y a-t-il pas, celée, l'incertitude sur laquelle est fondée l'existence même de l'homme?

DANS L'OMBRE DES GRANDS PRINCIPES

Depuis ses Enfants de minuit qui éveillèrent à son époque (en 1980) une unanime admiration, personne dans le monde littéraire anglo-saxon ne conteste que Rushdie soit l'un des romanciers les plus doués d'aujourd'hui. Les Versets sataniques, parus en anglais en septembre 1988, furent accueillis avec l'attention que l'on doit à un grand auteur. Le livre reçut ces hommages sans que personne ait prévu la tempête qui allait éclater quelques mois plus tard quand le maître de l'Iran, l'Imam Khomeiny, condamna Rushdie à mort pour blasphème et envoya des tueurs à gages à ses trousses pour une curée dont personne ne voit la fin.

Cela se passa avant que le roman ait pu être traduit. Partout, hors du monde anglo-saxon, le scandale a donc devancé le livre. En France la presse a donné immédiatement des extraits du roman encore inédit pour faire connaître les raisons du verdict. Comportement on ne peut plus normal, mais mortel pour un roman. En le présentant exclusivement par les passages incriminés, on a, dès le début, transformé une œuvre d'art en simple corps du délit.

Je ne médirai jamais de la critique littéraire. Car rien n'est pire pour un écrivain que de se heurter à son absence. Je parle de la critique littéraire en tant que méditation, en tant qu'analyse; de la critique littéraire qui sait lire plusieurs fois le livre dont elle veut parler (comme une grande musique qu'on peut réécouter sans fin, les grands romans eux aussi sont faits pour des lectures répétées); de la critique littéraire qui, sourde à l'implacable horloge de l'actualité, est prête à discuter les œuvres nées il y a un an, trente ans, trois cents ans; de la critique littéraire qui essaie de saisir la nouveauté d'une œuvre pour l'inscrire ainsi dans la mémoire historique. Si une telle méditation n'accompagnait pas l'histoire du roman, nous ne saurions rien aujourd'hui ni de Dostoïevski, ni de Joyce, ni de Proust. Sans elle toute œuvre est livrée aux jugements arbitraires et à l'oubli rapide. Or, le cas de Rushdie a montré (s'il fallait encore une preuve) qu'une telle méditation ne se pratique plus. La critique littéraire, imperceptiblement, innocemment, par la force des choses, par l'évolution de la société, de la presse, s'est transformée en une simple (souvent intelligente, toujours hâtive) information sur l'actualité littéraire.

Dans le cas des Versets sataniques, l'actualité littéraire fut la condamnation à mort d'un auteur. Dans une telle situation de vie et de mort, il paraît presque frivole de parler d'art. Que représente l'art, en effet, en face des grands principes menacés? Aussi, partout dans le monde, tous les commentaires se sont-ils concentrés sur la problématique des principes: la liberté d'expression; la nécessité de la défendre (en effet, on l'a défendue, on a protesté, on a signé des pétitions); la religion; l'Islam et la Chrétienté; mais aussi cette question: un auteur a-t-il le droit moral de blasphémer et de blesser ainsi les croyants? et même ce doute: et si Rushdie avait attaqué l'Islam uniquement pour se faire de la publicité et pour vendre son illisible livre?

Avec une mystérieuse unanimité (partout dans le monde j'ai constaté la même réaction), les gens de lettres, les intellectuels, les initiés des salons ont snobé ce roman. Ils se sont décidés à résister pour une fois à toute pression commerciale et ont refusé de lire ce qui leur semblait un simple objet à sensation. Ils ont signé toutes les pétitions pour Rushdie, trouvant élégant de dire en même temps, avec un sourire dandyesque: "Son livre? Oh non oh non! Je ne l'ai pas lu". Les hommes politiques ont profité de ce curieux "état de disgrâce" du romancier qu'ils n'aimaient pas. Je n'oublierai jamais la vertueuse impartialité qu'ils affichaient alors: "Nous condamnons le verdict de Khomeiny. La liberté d'expression est pour nous sacrée. Mais nous n'en condamnons pas moins cette attaque contre la foi. Attaque indigne, misérable et qui offense l'âme des peuples".

Mais oui, personne ne mettait plus en doute que Rushdie avait attaqué l'Islam, car seule l'accusation était réelle; le texte du livre n'avait plus aucune importance, il n'existait plus.

LE CHOC DE TROIS ÉPOQUES

Situation unique dans l'Histoire: par son origine, Rushdie appartient à la société musulmane qui, en grande partie, est encore en train de vivre l'époque d'avant les Temps modernes. Il écrit son livre en Europe, à l'époque des Temps modernes ou, plus exactement, à la fin de cette époque.

De même que l'Islam iranien s'éloignait à ce moment de la modération religieuse vers une théocratie combative, de même l'histoire du roman, avec Rushdie, passait du sourire gentil et professoral de Thomas Mann à l'imagination débridée puisée à la source redécouverte de l'humour rabelaisien. Les antithèses se rencontrèrent, poussées à l'extrême.

De ce point de vue, la condamnation de Rushdie apparaît non pas comme un hasard, une folie, mais comme un conflit on ne peut plus profond entre deux époques: la théocratie s'en prend aux Temps modernes et a pour cible leur création la plus représentative: le roman. Car Rushdie n'a pas blasphémé. Il n'a pas attaqué l'Islam. Il a écrit un roman. Mais cela, pour l'esprit théocratique, est pire qu'une attaque; si on attaque une religion (par une polémique, un blasphème, une hérésie), les gardiens du temple peuvent aisément la défendre sur leur propre terrain, avec leur propre langage; mais, pour eux, le roman est une autre planète; un autre univers fondé sur une autre ontologie; un infernum où la vérité unique est sans pouvoir et où la satanique ambiguïté tourne toutes les certitudes en énigmes.