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Il fit une courte pause ; puis, sans la regarder :

— « Avez-vous fait le sacrifice ? »

— « Pitié, James, je ne peux pas… »

— « Priez ! »

Quelques minutes passèrent :

— « Avez-vous fait le sacrifice, le total sacrifice ? »

Elle ne répondit pas et s'affaissa au pied du lit.

Près d'une heure passa. La malade restait immobile ; sa tête seule, rouge et gonflée, oscillait de droite et de gauche ; sa respiration était rauque ; ses yeux, qu'elle ne fermait plus, avaient une expression démente.

Tout à coup, sans que Mme de Fontanin eût bougé, le pasteur tressaillit comme si elle l'eût appelé par son nom, et vint s'agenouiller à son côté. Elle se redressa ; ses traits étaient moins tendus ; elle contempla longuement le petit visage versé sur l'oreiller, écarta les bras, et dit :

— « Seigneur, que ta volonté soit faite et non la mienne. »

Gregory ne fit pas un mouvement. Il n'avait jamais douté que cette parole serait dite, à son heure. Il avait les yeux clos ; de toute sa volonté, il appelait la grâce de Dieu.

Les heures se succédèrent. Par moments, on eût dit que la petite allait perdre ses dernières forces, et tout ce qui lui restait de vie semblait vaciller avec son regard. À d'autres instants, le corps était secoué de convulsions ; alors Gregory prenait une des mains de Jenny dans les siennes, et disait avec humilité :

— « Nous moissonnerons ! Nous moissonnerons ! Mais il faut prier. Prions. »

Vers cinq heures, il se leva, étendit sur l'enfant une couverture qui avait glissé à terre, et ouvrit la fenêtre. L'air froid de la nuit fit irruption dans la chambre. Mme de Fontanin, toujours à genoux, n'avait pas fait un geste pour retenir le pasteur.

Il monta sur le balcon. L'aube était encore indécise, le ciel gardait une couleur métallique ; l'avenue se creusait comme une tranchée d'ombre. Mais sur le jardin du Luxembourg l'horizon blêmissait ; des vapeurs circulèrent dans l'avenue, et enveloppèrent d'ouate les touffes noires des cimes. Gregory raidit les bras pour ne pas frissonner, et ses deux poings se nouèrent à la rampe. La fraîcheur du matin, balancée par un vent léger, baignait son front moite, son visage fripé par la veille et la prière. Déjà les toits bleuissaient, les persiennes tranchaient en clair sur la pierre enfumée des maisons.

Le pasteur fit face au levant. Des fonds obscurs de la nuit, une ample nappe de lumière montait vers lui, une lumière rosée, qui bientôt rayonna dans tout le ciel. La nature entière s'éveillait ; des milliards de molécules joyeuses scintillaient dans l'air matinal. Et, tout à coup, un souffle nouveau gonfle sa poitrine, une force surhumaine le pénètre, le soulève, le grandit démesurément. Il prend en un instant conscience de possibilités sans limites : sa pensée commande à l'univers : il peut tout oser, il peut crier à cet arbre : Frémis ! et il frémira ; à cette enfant : Lève-toi ! et elle ressuscitera. Il étend le bras ; et soudain, prolongeant son geste, le feuillage de l'avenue palpite : de l'arbre qui est à ses pieds, une nuée d'oiseaux s'échappent avec des pépiements d'ivresse.

Alors il s'approche du lit, pose la main sur les cheveux de la mère agenouillée, et s'écrie :

— « Alléluia, dear ! Le total nettoyage est accompli ! » Il s'avance vers Jenny.

— « Les ténèbres sont expulsées ! Donnez-moi vos mains, mon doux cœur. » Et l'enfant, qui depuis deux jours ne comprend presque plus les paroles, présente ses mains. « Regardez-moi ! » Et les yeux hagards, qui ne semblaient plus voir, se fixent sur lui. « Il te délivrera de la mort, et les bêtes de la terre seront en paix avec toi. Vous êtes en santé, petite chose ! Il n'y a plus de ténèbres ! Gloire à Dieu ! Priez ! » Le regard de l'enfant a retrouvé une expression consciente : elle remue les lèvres ; il semble vraiment qu'elle tente un effort pour prier. « Maintenant, my darling, laissez descendre les paupières. Doucement… C'est bien… Dormez, my darling, vous n'avez plus contrariété ! Il faut dormir de joie ! »

Quelques minutes plus tard, pour la première fois depuis cinquante heures, Jenny sommeillait. La tête immobile s'enfonçait mollement dans l'oreiller ; l'ombre des cils s'allongeait sur les joues, et les lèvres laissaient passer une haleine égale. Elle était sauvée.

VI

C'était un cahier de classe en toile grise, choisi pour aller et venir entre Jacques et Daniel, sans attirer l'attention du professeur. Les premières pages étaient barbouillées d'inscriptions comme :

« Quelles sont les dates de Robert le Pieux ? »

« Écrit-on rapsodie ou rhapsodie ? »

« Comment traduis-tu eripuit ? »

D'autres étaient chargées de notes et de corrections qui devaient se rapporter à des poèmes de Jacques, écrits sur feuilles volantes.

Bientôt une correspondance suivie s'établissait entre les deux écoliers.

La première lettre un peu longue était de Jacques :

« Paris, Lycée Amyot, en classe de troisième A, sous l'œil soupçonneux de QQ', dit Poil-de-Cochon, le lundi dix-septième jour de mars, à 3 h. 31 min. 15 sec.

« Ton état d'âme est-il l'indifférence, la sensualité, ou l'amour ? Je penche plutôt pour le troisième état, qui t'est plus naturel que les autres.

« Quant à moi, plus j'étudie mes sentiments, plus je vois que l'homme

EST UNE BRUTE,

et que l'amour seul peut l'élever. C'est le cri de mon cœur blessé, il ne me trompe pas ! Sans toi, ô mon très cher, je ne serais qu'un cancre, qu'un crétin. Si je vibre à l'Idéal, c'est à toi que je le dois !

« Je n'oublierai jamais ces moments, trop rares, hélas, et trop courts, où nous sommes entièrement l'un à l'autre. Tu es mon seul amour ! Je n'en aurai jamais d'autre, car mille souvenirs passionnés de toi m'assailliraient aussitôt. Adieu, j'ai la fièvre, mes tempes battent, mes yeux se troublent. Rien ne nous séparera jamais, n'est-ce pas ? Oh, quand, quand serons-nous libres ? Quand pourrons-nous vivre ensemble, voyager ensemble ? J'adorerai les pays étrangers ! Recueillir ensemble des impressions immortelles et, ensemble les transformer en poèmes, lorsqu'elles sont encore chaudes !

« Je n'aime pas attendre. Écris-moi le plus tôt possible. Je veux que tu m'aies répondu avant 4 heures si tu m'aimes comme je t'aime ! !

« Mon cœur étreint ton cœur, ainsi que Pétrone étreignait sa divine Eunice !

« Vale et me ama !

« J. »

À quoi Daniel avait répondu sur le feuillet suivant :

« Je sens que j'aurais beau vivre seul sous un autre ciel, le lien vraiment unique, qui unit nos deux âmes, me ferait quand même deviner tout ce que tu deviens. Il me semble que les jours ne passent pas sur notre intime union.

« Te dire le plaisir que m'a fait ta lettre, c'est impossible. N'étais-tu pas mon ami, et n'es-tu pas devenu plus encore ? la vraie moitié de moi-même ? N'ai-je pas contribué à former ton âme comme tu as contribué à former la mienne ? Dieu, que je sens tout cela vrai et fort, en t'écrivant ! Je vis ! Et tout vit en moi, corps, esprit, cœur, imagination, grâce à ton attachement, dont je ne douterai jamais, ô mon vrai et seul ami !

« D.
« P.-S. — J'ai décidé ma mère à bazarder mon vélo qui est vraiment trop clou.