Une autre lettre de Jacques :
« Ô dilectissime !
« Comment peux-tu être tantôt gai et tantôt triste ? Moi, dans mes plus folles gaietés, je suis parfois la proie d'un amer souvenir. Non, jamais plus, je le sens, je ne saurai être gai et frivole ! Devant moi se dressera toujours le spectre d'un inaccessible Idéal !
« Ah, parfois je comprends l'extase de ces nonnes pâles au visage exsangue, qui passent leur vie hors de ce monde trop réel ! Avoir des ailes, pour les briser, hélas, contre les barreaux d'une prison ! Je suis seul dans un univers hostile, mon père bien-aimé ne me comprend pas. Je ne suis pas bien vieux, cependant, et déjà derrière moi, que de plantes brisées, que de rosées devenues pluies, que de voluptés inassouvies, que d'amers désespoirs !..
« Pardonne-moi, mon amour, d'être aussi lugubre en ce moment. Je suis en voie de formation sans doute : mon cerveau bouillonne, et mon cœur aussi (plus fort même encore, si c'est possible). Restons unis. Nous éviterons ensemble les écueils, et ce tourbillon qu'on nomme plaisirs.
« Tout s'est évanoui dans mes mains, mais il me reste la volupté d'être voué à toi, ô élu de mon cœur ! ! !
Daniel avait répondu aussitôt :
« Tu souffres, ami ?
« Pourquoi, toi, si jeune, ô mon ami très cher, toi, si jeune, pourquoi maudire la vie ? Sacrilège ! Ton âme, dis-tu, est enchaînée à la terre ? Travaille ! Espère ! Aime ! Lis !
« Comment te consolerai-je du tourment qui accable ton âme ? Quel remède à ces cris de découragement ? Non, mon ami, l'Idéal n'est pas incompatible avec la nature humaine. Non, ce n'est pas seulement une chimère enfantée à travers quelque rêve de poète ! L'Idéal, pour moi, (c'est difficile à expliquer) mais, pour moi, c'est mêler du grand aux plus humbles choses terrestres ; c'est faire grand tout ce qu'on fait ; c'est le développement complet de tout ce que le Souffle Créateur a mis en nous comme facultés divines. Me comprends-tu ? Voilà l'Idéal, tel qu'il réside au fond de mon cœur.
« Enfin, si tu en crois un ami fidèle jusqu'au trépas, qui a beaucoup vécu parce qu'il a beaucoup rêvé et beaucoup souffert ; si tu en crois ton ami qui n'a jamais voulu que ton bonheur, il faut te répéter que tu ne vis pas pour ceux qui ne peuvent te comprendre, pour le monde extérieur qui te méprise, pauvre enfant, mais pour quelqu'un (moi) qui ne cesse de penser à toi, et de sentir comme toi et avec toi sur toutes choses !
« Ah ! que la douceur de notre liaison privilégiée soit un baume sacré sur ta blessure, ô mon ami !
Sans attendre, Jacques avait griffonné en marge :
« Pardonne, très cher amour ! C'est la faute de mon caractère violent, exagéré, fantasque ! Je passe du plus sombre découragement aux plus futiles espérances : à fond de cale, et, l'instant d'après, emballé jusqu'aux nues ! ! N'aimerai-je donc jamais rien de suite ? (si ce n'est : toi ! !) (et mon ART ! ! !) Tel est mon destin ! Acceptes-en l'aveu !
« Je t'adore pour ta générosité, pour ta sensibilité de fleur, pour le sérieux que tu mets dans toutes tes pensées, dans toutes tes actions, et jusque dans les élans de l'amour. Toutes tes tendresses, tous tes émois, je les endure en même temps que toi ! Rendons grâce à la Providence de nous être aimés, et que nos cœurs, ravagés de solitude, aient pu s'unir dans une étreinte si indissoluble !
« Ne m'abandonne jamais !
« Et souvenons-nous éternellement que nous avons l'un dans l'autre
« l'objet passionné de
Deux longues pages de Daniel : une écriture haute et ferme :
« Ce lundi 7 avril.
« Mon ami,
« J'aurai quatorze ans demain. L'an dernier je murmurais : quatorze ans… — comme dans un beau rêve insaisissable. Le temps passe et nous flétrit. Et, au fond, rien ne change. Toujours nous-mêmes. Rien n'est changé, si ce n'est que je me sens découragé et vieilli.
« Hier soir, en me couchant, j'ai pris un volume de Musset. La dernière fois, dès les premiers vers, je frissonnais, et parfois même des larmes s'échappaient de mes yeux. Hier, pendant de longues heures d'insomnie, je m'exaltais et ne sentais rien venir. Je trouvais les phrases bien coupées, harmonieuses… Ô sacrilège ! Enfin le sentiment poétique s'est réveillé en moi, avec un torrent de pleurs délicieux, et j'ai vibré enfin.
« Ah ! pourvu que mon cœur ne se dessèche pas ! J'ai peur que la vie m'endurcisse le cœur et les sens. Je vieillis. Déjà les grandes idées de Dieu, l'Esprit, l'Amour, ne battent plus dans ma poitrine comme jadis, et le Doute rongeur me dévore quelquefois. Hélas ! pourquoi ne pas vivre de toute la force de notre âme, au lieu de raisonner ? Nous pensons trop ! J'envie la vigueur de la jeunesse, qui s'élance au péril sans rien voir, sans tant réfléchir ! Je voudrais pouvoir, les yeux fermés, me sacrifier à une Idée sublime, à une Femme idéale et sans souillure, au lieu d'être toujours replié sur moi ! Ah, c'est affreux, ces aspirations sans issue !..
« Tu me félicites de mon sérieux. C'est ma misère, au contraire, c'est mon destin maudit ! Je ne suis pas comme l'abeille butineuse qui s'en va sucer le miel d'une fleur, puis d'une autre fleur. Je suis comme le noir scarabée qui s'enferme au sein d'une seule rose, et vit en elle jusqu'à ce qu'elle ferme ses pétales sur lui, et, étouffé dans cette suprême étreinte, il meurt entre les bras de la fleur qu'il a élue.
« Aussi fidèle est mon attachement pour toi, ô mon ami ! Tu es la tendre rose qui s'est ouverte pour moi sur cette terre désolée. Ensevelis mon noir chagrin au plus creux de ton cœur ami !
Jacques lui avait envoyé ces lignes sévères :
« Pour la quatorzième année de mon ami :
« Il y a dans l'univers un homme qui, le jour, souffre des tourments indicibles, et qui, la nuit, ne peut dormir ; qui sent dans son cœur un vide affreux que n'a pu remplir la volupté ; dans sa tête, un bouillonnement de toutes ses facultés ; qui, au milieu des plaisirs, parmi tous les gais convives, sent tout à coup la solitude aux ailes sombres planer sur son cœur ; il y a dans l'univers un homme qui n'espère rien, qui ne craint rien, qui déteste la vie et n'a pas la force de la quitter : cet homme, c'est CELUI QUI NE CROIT PAS EN DIEU ! ! !
« P.-S. — Garde ceci. Tu le reliras quand tu seras ravagé et que tu clameras en vain dans les ténèbres.