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« As-tu travaillé pendant les vacances ? » questionnait Daniel sur le haut d'une page.

Et Jacques avait répondu :

« J'ai achevé, dans le genre de mon Harmodius et Aristogiton, un poème, qui commence d'une façon assez chic :

Ave Cæsar ! Voici la Gauloise aux yeux bleus… Pour toi, la danse aimée de sa patrie perdue ! Comme un lotus des fleuves sous le vol neigeux des cygnes. Sa taille ploie dans un frisson… Empereur !.. Ses lourdes épées étincellent… Vois ! C'est une danse de son pays !.. « Etc., etc. Et qui se termine ainsi : — Mais tu pâlis, Cæsar ! Hélas ! Trois fois hélas ! À sa gorge a mordu la pointe des épées ! La coupe échappe… Ses yeux sont clos… La voici toute ensanglantée La danse nue des soirs baignés de lune ! Devant le grand feu clair qui palpite au bord du lac, Voici la danse terminée De la Guerrière blonde au festin de Cæsar !

« J'appelle ça l'Offrande Pourpre, et j'ai une danse mimée qui va avec. Je voudrais la dédier à la divine Loïe Fuller, pour qu'elle la danse à l'Olympia. Crois-tu qu'elle le ferait ?

« Depuis quelques jours j'avais cependant pris l'irrévocable décision de revenir au vers régulier et à la rime des grands classiques. (En somme, je crois que je les avais méprisés parce que c'est plus difficile.) J'ai commencé une ode en strophes rimées, sur le martyr dont je t'avais parlé ! voici le début :

AU R. P. PERBOYRE, LAZARISTE
Martyrisé en Chine le 20 nov. 1839
Béatifié en janvier 1889.
Salut, ô prêtre saint, dont le touchant martyre Fait frissonner d'horreur, le monde épouvanté ! Permets que mes accords te chantent sur ma lyre, Héros de notre chrétienté.

« Mais, depuis hier soir, je crois que ma vraie vocation sera d'écrire, non des poèmes, mais des nouvelles, et si j'en ai la patience, des romans. Je suis travaillé par un grand sujet. Écoute :

« Une jeune fille, enfant de grand artiste, née dans le coin d'un atelier, artiste elle-même (c'est-à-dire un peu légère de genre, mais faisant résider son idéal non dans la vie de famille mais dans l'expression du Beau) ; elle est aimée par un jeune homme sentimental mais bourgeois, que sa beauté sauvage a fasciné. Mais bientôt ils se haïssent passionnément et se quittent, lui pour la vie de famille chaste avec une petite provinciale, et elle, éplorée d'amour, s'enfonce dans la débauche (ou consacre son génie à Dieu, je ne sais pas encore). Voilà mon idée : qu'en pense l'ami ?

« Ah, vois-tu, ne rien faire d'artificiel, suivre sa nature, et quand on se sent né pour créer, se considérer comme ayant en ce monde la plus grave et la plus belle des missions, un grand devoir à accomplir. Oui ! Être sincère ! Être sincère en tout, et toujours ! Ah, comme cette pensée me poursuit cruellement ! Mille fois j'ai cru apercevoir en moi cette fausseté des faux artistes, des faux génies, dont parle Maupassant dans Sur l'eau. Mon cœur se soulevait de dégoût. Ô mon très cher, comme je remercie Dieu de t'avoir donné à moi, comme nous aurons besoin éternellement l'un de l'autre pour bien nous connaître nous-mêmes et ne jamais nous faire illusion sur notre véritable génie !

« Je t'adore et te serre la main passionnément, comme ce matin, tu sais ? Et de tout mon être qui est tien, entièrement et avec volupté !

« Méfie-toi. QQ' nous a fait un sale œil. Il ne peut pas comprendre qu'on ait de nobles pensées et qu'on les communique à son ami, pendant qu'il ânonne son Salluste !

« J. »

De Jacques encore, cette lettre écrite d'un jet, et presque illisible :

« Amicus amico !

« Mon cœur est trop plein, il déborde ! Je verse ce que je peux de ses flots écumants sur le papier :

« Né pour souffrir, aimer, espérer, j'espère, j'aime et je souffre ! Le récit de ma vie tient en deux lignes : ce qui me fait vivre c'est l'amour ; et je n'ai qu'un amour : TOI !

« Depuis mes jeunes années, j'avais besoin de vider ces bouillonnements de mon cœur dans le cœur de quelqu'un qui me comprenne en tout. Que de lettres ai-je écrites, jadis, à un personnage imaginaire qui me ressemblait comme un frère ! Hélas ! mon cœur parlait, ou plutôt écrivait à mon propre cœur, avec ivresse ! Puis, tout à coup, Dieu a voulu que cet idéal se fasse chair, et il s'est incarné en toi, ô mon amour ! Comment est-ce que ça a commencé ? On ne sait plus : de chaînon en chaînon, on se perd en dédale d'idées sans retrouver l'origine. Mais peut-on rien rêver d'aussi passionné et sublime que cet amour ? Je cherche en vain des comparaisons. À côté de notre grand secret, tout pâlit ! C'est un soleil qui échauffe et illumine nos deux existences ! Mais tout cela ne se peut écrire ! Écrit, cela ressemble à la photographie d'une fleur !

« Mais assez !

« Tu aurais peut-être besoin de secours, de consolation, d'espoir, et je t'envoie, non des mots de tendresse, mais ces lamentations d'un cœur égoïste, qui ne vit que pour lui-même. Pardonne, ô mon amour ! Je ne peux t'écrire autrement. Je traverse une crise et mon cœur est plus desséché que le lit rocailleux d'un ravin ! Incertitude de tout et de moi-même, n'es-tu pas le mal le plus cruel ?

« Dédaigne-moi ! Ne m'écris plus ! Aimes-en un autre ! Je ne suis plus digne du don de toi-même !

« Ô ironie d'un sort fatal qui me pousse où ? Où ? ? Néant ! ! !

« Écris-moi ! Si je ne t'avais plus, je me tuerais !

« Tibi eximo, carissime !

« J. »

L'abbé Binot avait inséré à la fin du cahier un billet intercepté par le professeur, la veille de la fuite.

L'écriture était de Jacques : un affreux griffonnage au crayon :

« Aux gens qui accusent lâchement et sans preuves, à ceux-là, Honte !

« HONTE ET MALHEUR !

« Toute cette intrigue est menée par une curiosité ignoble ! Ils voulaient farfouiller dans notre amitié et leur procédé est infâme !

« Pas de lâche compromission ! Tenir tête à l'orage ! Plutôt mourir !

« Notre amour est au-dessus des calomnies et des menaces !

« Prouvons-le !

« À toi, POUR LA VIE,

« J. »

VII

Ils étaient arrivés à Marseille le dimanche soir, après minuit. L'exaltation était tombée. Ils avaient dormi courbés en deux, sur la banquette de bois, dans le wagon mal éclairé ; l'entrée en gare, le fracas des plaques tournantes, venaient de les éveiller en sursaut ; et ils étaient descendus sur le quai, les yeux clignotants, silencieux, inquiets, dégrisés.

Il fallait coucher. En face de la gare, sous un globe blanc portant l'enseigne « Hôtel », un tenancier guettait le client. Daniel, le plus assuré des deux, avait demandé deux lits pour la nuit. L'homme, méfiant par principe, avait posé quelques questions. (Tout était préparé : à la gare de Paris, leur père, ayant oublié un colis, avait manqué le départ ; sans doute arriverait-il le lendemain par le premier train.) Le patron sifflotait et dévisageait les enfants avec un mauvais regard. Enfin il avait ouvert un registre :