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— « Inscrivez vos noms. »

Il s'adressait à Daniel parce qu'il paraissait l'aîné — on lui eût donné seize ans — mais surtout parce que la distinction de ses traits, de toute sa personne, contraignait à certains égards. Il s'était découvert en pénétrant dans l'hôtel ; non par timidité ; il avait une façon d'enlever son chapeau et de laisser retomber le bras, qui semblait dire : « Ce n'est pas particulièrement pour vous que je me découvre ; c'est parce que je tiens aux usages de la politesse. » Ses cheveux noirs, plantés avec symétrie, formaient une pointe marquée au milieu du front, qui était très blanc. Le visage allongé se terminait par un menton d'un dessin ferme, à la fois volontaire et calme, sans rien de brutal. Son regard avait soutenu, sans faiblesse ni bravade, l'investigation de l'hôtelier ; et, sur le registre, il avait écrit, sans hésitation : Georges et Maurice Legrand.

— « La chambre, ce sera sept francs. Ici, on paie toujours d'avance. Le premier train arrive à 5 h 30 ; je vous cognerai. »

Ils n'avaient pas osé dire qu'ils mouraient de faim.

Le mobilier de la chambre se composait de deux lits, d'une chaise, d'une cuvette. En entrant, la même confusion les avait troublés : avoir à se dévêtir l'un devant l'autre… Toute envie de dormir était dissipée. Afin de retarder le moment pénible, ils s'étaient assis sur leurs lits pour faire leurs comptes : additionnées, leurs économies se montaient à cent quatre-vingt-huit francs, qu'ils partagèrent. Jacques, vidant ses poches, en avait tiré un petit poignard corse, un ocarina, une traduction à 0 fr 25 de Dante, enfin une tablette de chocolat à demi fondue, dont il avait donné la moitié à Daniel. Puis ils étaient restés sans savoir que faire. Daniel, pour gagner du temps, avait délacé ses bottines, Jacques l'avait imité. Enfin Daniel avait pris un parti : il avait soufflé la bougie en disant : « Alors, j'éteins… Bonsoir. » Et ils s'étaient couchés très vite, en silence.

Le matin, avant cinq heures, on ébranlait leur porte. Ils s'habillèrent comme des spectres, sans autre éclairage que l'aube blanchissante. La crainte d'avoir à causer leur fit refuser le café préparé par le patron ; et ils gagnèrent la buvette de la gare, frissonnants et à jeun.

À midi, ils avaient déjà parcouru Marseille en tous sens. L'audace leur était revenue avec le grand jour et la liberté. Jacques avait fait l'emplette d'un calepin pour écrire ses impressions, et il s'arrêtait de temps à autre, l'œil inspiré, griffonnant des notes. Ils achetèrent du pain, de la charcuterie, gagnèrent le port, et s'installèrent sur des rouleaux de cordages, devant les grands navires immobiles et les voiliers oscillants.

Un marin les fit lever pour dérouler ses câbles.

— « Où vont-ils donc ces bateaux-là ? » hasarda Jacques.

— « Ça dépend. Lequel ? »

— « Ce gros-là ? »

— « À Madagascar. »

— « Vrai ? On va le voir partir ? »

— « Non. Celui-là ne part que jeudi. Mais si tu veux voir un départ, faut t'amener ce soir à 5 heures : celui-ci, le La-Fayette, part pour Tunis. »

Ils étaient renseignés.

— « Tunis », observa Daniel, « ce n'est pas l'Algérie… »

— « C'est toujours l'Afrique », dit Jacques en arrachant une bouchée de pain. Accroupi sur ses talons contre un tas de bâches, avec ses cheveux roux, durs et broussailleux, plantés comme de l'herbe sur son front bas, avec sa tête osseuse aux oreilles décollées, son cou maigre, son petit nez mal formé qu'il fronçait sans cesse, il avait l'air d'un écureuil grignotant des faines.

Daniel s'était arrêté de manger.

— « Dis donc… Si on leur écrivait d'ici, avant de s'… »

Le coup d'œil du petit l'interrompit net.

— « Es-tu fou ? » cria-t-il, la bouche pleine. « Pour qu'ils nous fassent cueillir à l'arrivée ? »

Il fixait son ami avec une expression de colère. Dans cette figure plutôt ingrate, enlaidie par un semis de taches de son, les yeux, d'un bleu dur, petits, encaissés, volontaires, avaient une vie saisissante ; et leur regard était si changeant qu'il était quasi indéchiffrable, tantôt sérieux, puis aussitôt espiègle ; tantôt doux, même câlin, et tout à coup méchant, presque cruel ; quelquefois se mouillant de larmes, mais le plus souvent sec, ardent, et comme incapable de s'attendrir jamais.

Daniel fut sur le point de répliquer ; mais il se tut. Son visage conciliant s'offrait sans défense à l'irritation de Jacques ; et il se mit à sourire, comme pour s'excuser. Il avait une façon particulière de sourire : sa bouche, petite, aux lèvres ourlées, se relevait subitement vers la gauche, en découvrant les dents ; et, sur ses traits sérieux, cette gaieté imprévue mettait une fantaisie charmante.

Pourquoi ce grand garçon réfléchi ne s'insurgeait-il pas contre l'ascendant de ce gamin ? Son éducation, la liberté dont il jouissait, ne lui donnaient-elles pas sur Jacques un incontestable droit d'aînesse ? Sans compter qu'au lycée où ils se rencontraient, Daniel était un bon élève, et Jacques un cancre. L'esprit clair de Daniel était en avance sur l'effort qu'on exigeait de lui. Jacques, au contraire, travaillait mal, ou plutôt ne travaillait pas. Faute d'intelligence ? Non. Mais, par malheur, son intelligence poussait dans un tout autre sens que celui des études. Un démon intérieur lui suggérait toujours cent sottises à faire ; il n'avait jamais su résister à une tentation ; d'ailleurs il paraissait irresponsable, et satisfaire seulement un caprice de son démon. Le plus étrange reste à dire : bien qu'il fût en tout le dernier de sa classe, ses condisciples et même ses professeurs ne pouvaient s'empêcher de lui porter une sorte d'intérêt : parmi ces enfants, dont la personnalité somnolait dans l'habitude et la discipline, auprès de ces maîtres, dont l'âge et la routine avaient usé l'énergie, ce cancre, au visage ingrat, mais qui avait des explosions de franchise et de volonté, qui paraissait vivre dans un univers de fiction, créé par lui et pour lui seul, qui n'hésitait pas à se lancer dans les aventures les plus saugrenues sans jamais en craindre les risques, ce petit monstre provoquait l'effroi, mais imposait une inconsciente estime. Daniel avait été des premiers à subir l'attrait de cette nature, plus fruste que lui, mais si riche, et qui ne cessait de l'étonner, de l'instruire ; d'ailleurs il avait lui aussi quelque chose d'ardent, et ce même penchant vers la liberté et la révolte. Quant à Jacques, demi-pensionnaire dans une école catholique, issu d'une famille où les pratiques religieuses tenaient une grande place, ce fut tout d'abord pour le plaisir d'échapper une fois de plus aux barrières qui l'encerclaient, qu'il se plut à rechercher l'attention de ce protestant, à travers lequel il pressentait déjà un monde opposé au sien. Mais, en quelques semaines, avec la rapidité du feu, leur camaraderie était devenue une passion exclusive, où l'un et l'autre trouvaient enfin le remède à une solitude morale dont chacun avait souffert sans le savoir. Amour chaste, amour mystique, où leurs deux jeunesses fusionnaient dans le même élan vers l'avenir ; mise en commun de tous les sentiments excessifs et contradictoires qui ravageaient leurs âmes de quatorze ans, depuis la passion des vers à soie et des alphabets chiffrés, jusqu'aux plus secrets scrupules de leurs consciences, jusqu'à cet enivrant goût de vivre que chaque journée vécue soulevait en eux.

Le sourire silencieux de Daniel avait apaisé Jacques, qui s'était remis à mordre dans son pain. Il avait le bas du visage assez vulgaire — la mâchoire des Thibault — et une bouche trop fendue, avec des lèvres gercées, une bouche laide mais expressive, autoritaire, sensuelle. Il leva la tête :