— « Tu verras, je sais », affirma-t-il, « à Tunis, la vie est facile ! On emploie aux rizières tous ceux qui se présentent ; on mâche du bétel, c'est délicieux… On est payé tout de suite et nourri à discrétion, de dattes, de mandarines, de goyaves… »
— « On leur écrira de là-bas », hasarda Daniel.
— « Peut-être », rectifia Jacques, en secouant son front rouquin. « Mais seulement quand on sera bien établi, et qu'ils auront vu qu'on peut se passer d'eux. »
Ils se turent. Daniel, qui ne mangeait plus, contemplait devant lui les grosses coques noires, et le grouillement des hommes de peine sur les dalles ensoleillées, et la splendeur de l'horizon à travers l'enchevêtrement des mâts : il luttait et s'aidait du spectacle pour ne pas penser à sa mère.
L'important était de s'embarquer, dès ce soir, sur le La-Fayette.
Un garçon de café leur indiqua le bureau des Messageries. Les prix étaient affichés. Daniel se pencha vers le guichet.
— « Monsieur, mon père m'envoie prendre deux places de troisième classe pour Tunis. »
— « Votre père ? » dit le vieux en continuant de travailler. On ne voyait qu'une tignasse grise émergeant des paperasses. Il écrivit un long moment. Le cœur des enfants défaillait.
— « Eh bien », fit-il enfin, sans avoir levé le nez, « tu lui diras qu'il vienne ici lui-même et avec ses papiers, tu entends ? »
Ils se sentaient examinés par les gens qui étaient dans le bureau. Ils s'échappèrent sans répondre. Jacques, rageur, enfonçait les mains jusqu'au fond de ses poches. Son imagination lui proposait déjà dix subterfuges différents : s'engager comme mousses ; ou bien voyager, comme des colis, dans des caisses clouées, avec des vivres ; ou plutôt louer une barque, et s'en aller, à petites journées, le long des côtes, jusqu'à Gibraltar, jusqu'au Maroc, en faisant escale le soir dans les ports pour jouer de l'ocarina et faire la quête, à la terrasse des auberges.
Daniel réfléchissait ; il venait d'entendre de nouveau l'avertissement secret. Plusieurs fois, déjà, depuis le départ. Mais, cette fois, il ne pouvait plus se dérober, il fallait en prendre conscience : en lui, une voix mécontente désapprouvait.
— « Et si on restait à Marseille, bien cachés ? » proposa-t-il.
— « On serait pistés avant deux jours », riposta Jacques en haussant les épaules. « Déjà, aujourd'hui, ils nous font chercher partout, tu peux en être sûr. »
Daniel aperçut là-bas sa mère inquiète qui pressait Jenny de questions ; puis elle allait demander au censeur ce que son fils était devenu.
— « Écoute », dit-il. Sa respiration était oppressée ; il avisa un banc ; ils s'assirent. « Voilà le moment de réfléchir », reprit-il courageusement. « Après tout, quand ils nous auront bien cherchés pendant deux ou trois jours — ils seront peut-être assez punis ? »
Jacques serrait les poings.
— « Non, non et non ! » hurla-t-il. « Tu as déjà tout oublié ? » Son corps nerveux était si tendu, qu'il n'était plus assis sur le banc mais appuyé contre, comme une pièce de bois. Ses yeux étincelaient de rancune, contre l'École, l'abbé, le lycée, le censeur, son père, la société, l'injustice universelle. « Jamais ils ne nous croiront ! » criait-il. Sa voix devint rauque : « Ils ont volé notre cahier gris ! Ils ne comprennent pas, ils ne peuvent pas comprendre ! Si tu avais vu l'abbé, comme il cherchait à me faire avouer ! Son air mielleux ! Parce que tu es protestant, tu es capable de tout !.. »
Son regard se détourna, par pudeur. Daniel baissa le sien ; une atroce douleur le poignait à la pensée que sa mère pouvait être effleurée par l'abominable soupçon. Il murmura :
— « Crois-tu qu'ils raconteront à maman… ? »
Mais Jacques n'écoutait pas.
— « Non, non et non ! » reprit-il. « Tu sais ce qui a été convenu ? Rien n'est changé ! Assez de persécutions ! Au revoir ! Quand nous aurons montré, par des actes, ce que nous sommes, et qu'on n'a pas besoin d'eux, tu verras comme ils nous respecteront ! Il n'y a qu'une solution : s'expatrier, gagner sa vie sans eux, voilà ! Et alors, oui, leur écrire où nous sommes, poser nos conditions, déclarer que nous voulons rester amis et être libres, parce que c'est entre nous à la vie à la mort ! » Il se tut, se maîtrisa, et reprit d'un ton bien posé : « Ou bien, je te l'ai dit, je me tue. »
Daniel lui jeta un regard effaré. Le petit visage pâle, semé de taches jaunes, était ferme, sans forfanterie.
— « Je te jure, je suis bien décidé à ne pas retomber entre leurs pattes ! J'aurai fait mes preuves avant. S'enfuir, ou ça… », fit-il, en montrant sous son gilet le manche du poignard corse qu'il avait couru prendre, le dimanche matin, dans la chambre de son frère. « Ou plutôt ça… », continua-t-il, en tirant de sa poche un petit flacon ficelé dans du papier. « Si jamais tu refusais maintenant de t'embarquer avec moi, ça ne serait pas long : hop !.. » Il fit le geste d'avaler le contenu du flacon « … et je tombe foudroyé. »
— « Qu'est-ce que c'est ? » balbutia Daniel.
— « Teinture d'iode », articula Jacques, sans baisser les yeux.
Daniel supplia :
— « Donne-moi ça, Thibault… »
Malgré sa terreur, il se sentait soulevé de tendresse, d'admiration ; il subissait l'extraordinaire fascination de Jacques ; et puis, voici que l'aventure le tentait de nouveau. Mais Jacques avait déjà enfoui le flacon au fond de sa poche.
— « Marchons », dit-il avec un regard sombre. « On pense mal, assis. »
À quatre heures, ils revinrent sur le quai. Autour du La-Fayette, l'agitation était extrême : une file ininterrompue d'hommes de peine, portant des caisses sur les épaules, et pareils à des fourmis traînant leurs œufs, cheminait sur les passerelles. Les deux enfants, Jacques en tête, prirent le même chemin. Sur le pont frais lavé, des marins, maniant un treuil au-dessus d'un trou béant, engouffraient des bagages dans la cale. Un bonhomme, trapu, le nez busqué, la barbe en fer à cheval, noir de poil, rose et lisse de peau, commandait la manœuvre, en veste bleue, avec un galon d'or sur la manche.
Au dernier moment, Jacques s'effaça.
— « Pardon, Monsieur », dit Daniel, en se découvrant avec lenteur, « est-ce que vous êtes le Capitaine ? »
L'autre rit :
— « Pourquoi ? »
— « Je suis avec mon frère, Monsieur. Nous venons vous demander… » Avant même d'avoir achevé, Daniel sentit qu'il faisait fausse route, qu'ils étaient perdus. « … de partir avec vous… pour Tunis… »
— « Comme ça ? Tout seuls ? » fit le bonhomme, en clignant des paupières. Dans l'expression de son œil sanguin, quelque chose d'entreprenant et d'un peu fou allait plus loin que ses paroles.
Daniel n'avait plus d'autre issue que de continuer les mensonges convenus.
— « Nous étions venus à Marseille pour retrouver notre père ; mais on lui a offert une place à Tunis, dans une rizière, et… il nous a écrit de le rejoindre. Mais nous avons de quoi vous payer notre voyage », ajouta-t-il de son chef ; et il n'eut pas plus tôt cédé à son inspiration qu'il comprit que cette offre n'était pas moins maladroite que le reste.
— « Bon. Mais ici, chez qui habitez-vous ? »
— « Chez… chez personne. Nous, arrivons de la gare. »
— « Vous ne connaissez personne à Marseille ? »
— « N… non. »
— « Et alors vous voulez embarquer ce soir ? » Daniel fut sur le point de répondre non, et de déguerpir. Il bredouilla :
— « Oui, Monsieur. »