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Cette rue des Escaliers-du-Marché devait être l'une des plus anciennes de Lausanne. Moins une rue, d'ailleurs, qu'un tronçon de ruelle, en gradins, n'ayant de maisons que sur la gauche. Devant les maisons grimpait la « rue », faite de paliers successifs ; vis-à-vis des maisons s'élevait un mur au long duquel rampait un vieil escalier de bois, couvert d'une charpente moyenâgeuse, peinte en un rouge vineux. Ces degrés abrités offraient un poste d'observation inespéré. Antoine s'y engagea. Les quelques maisons de cette ruelle étaient d'étroites bicoques mal alignées et dont les rez-de-chaussée devaient servir d'échoppes depuis le XVIe siècle. On entrait au 10 par une porte basse, écrasée sous un linteau mouluré. L'enseigne se lisait mal sur le battant de la porte ouverte. Antoine déchiffra : Pension J-H. Cammerzinn. C'était là.

Avoir langui trois années sans nouvelles, avoir senti l'univers entre son frère et lui, et se trouver ainsi à quelques mètres de Jacques, à quelques minutes de l'instant où il allait le revoir… Mais Antoine dominait bien son émotion ; le métier l'avait dressé : plus il rassemblait son énergie, plus il devenait insensible et lucide. « Huit heures et demie », se dit-il. « Il doit être là. Au lit, peut-être. L'heure classique des arrestations. S'il est chez lui, j'allègue un rendez-vous, je vais à sa chambre sans me laisser annoncer, et j'entre. » Se dissimulant sous son parapluie, il traversa la chaussée d'un pas ferme et franchit les deux pierres du perron.

Un couloir dallé, puis un ancien escalier à balustres, spacieux, bien entretenu, mais obscur. Pas de portes. Antoine se mit à gravir les marches. Il distinguait confusément un bruit de voix. Lorsque sa tête eut dépassé le niveau du palier, il aperçut, à travers la baie vitrée d'une salle à manger, une dizaine de convives autour d'une table. Il eut le temps de se dire : « Heureusement l'escalier est sombre, on ne me voit pas », puis : « Le petit déjeuner en commun. Il n'y est pas. Il va descendre. » Et tout à coup… Jacques… le timbre de sa voix !.. Jacques avait parlé ! Jacques était là, vivant, indiscutable comme un fait !

Antoine vacilla, et, cédant à une seconde de panique, descendit précipitamment quelques marches. Il respirait avec effort : une tendresse, surgie des profondeurs, se dilatait soudain dans sa poitrine, l'étouffait. Et tous ces inconnus… Que faire ? Partir ? Il se ressaisit : le goût de la lutte le poussait en avant : ne pas remettre, agir. Il souleva prudemment la tête. Jacques lui apparaissait de profil, et seulement par intermittences, à cause des voisins. Un petit vieux, à barbe blanche, présidait ; cinq ou six hommes, d'âge divers, étaient attablés ; vis-à-vis du vieux, une femme blonde, belle, encore jeune, entre deux petites filles. Jacques se penchait ; sa parole était rapide, animée, libre ; et, pour Antoine, dont la présence, comme une imminente menace, planait au-dessus de son frère, c'était saisissant de constater avec quelle sécurité, quelle inconscience de la minute qui va suivre, l'homme peut vivre les instants les plus chargés de destin. La table, d'ailleurs, s'intéressait au débat : le vieux riait ; Jacques semblait tenir tête aux deux jeunes gens placés en face de lui. Il ne se retournait jamais du côté d'Antoine. Deux fois de suite, il ponctua son dire de ce geste tranchant de la main droite, qu'Antoine avait oublié ; et brusquement, après un échange de mots plus vifs, il sourit. Le sourire de Jacques !

Alors, sans réfléchir plus longtemps, Antoine remonta les marches, atteignit la porte vitrée, l'ouvrit doucement, et se découvrit.

Dix visages s'étaient tournés vers lui, mais il ne les vit pas ; il ne s'aperçut pas que le petit vieux quittait sa place et lui posait une question. Ses yeux, hardis, joyeux, s'étaient fixés sur Jacques ; et Jacques, les pupilles dilatées, les lèvres entrouvertes, regardait, lui aussi, son frère. Interrompu net au milieu d'une phrase, il conservait sur son visage pétrifié l'expression d'une gaieté dont ne subsistait que la grimace. Cela ne dura qu'une dizaine de secondes. Déjà Jacques s'était dressé, mû par cet unique souci : avant tout, donner le change, pas de scandale.

D'un pas raide et précipité, avec une amabilité gauche qui pouvait faire croire qu'il attendait le visiteur, il fonça sur Antoine qui, se prêtant à la feinte, recula sur le palier. Jacques l'y rejoignit, fermant derrière lui le battant vitré. Il dut y avoir une machinale poignée de mains, dont aucun d'eux ne prit conscience ; mais pas un mot ne put franchir leurs lèvres.

Jacques parut hésiter, ébaucha un geste hagard qui semblait inviter Antoine à l'accompagner, et s'engagea dans l'escalier.

VII

Un étage, un second, un troisième.

Jacques montait pesamment, s'accrochant à la rampe et ne se retournant pas. Antoine suivait, redevenu très maître de lui : au point qu'il fut surpris de se sentir si peu ému en un pareil moment. Plusieurs fois, déjà, il s'était demandé avec inquiétude : « Que penser d'un sang-froid si facile ? Présence d'esprit — ou absence de sentiment, froideur ? »

Au troisième palier, une seule porte, que Jacques ouvrit. Dès qu'ils furent tous deux dans la chambre, il donna un tour de clé, puis enfin leva les yeux vers son frère.

— « Qu'est-ce que tu me veux ? » souffla-t-il, d'une voix rauque.

Mais son regard agressif se heurta au sourire affectueux d'Antoine, qui, sous ce masque débonnaire, veillait, circonspect, résolu à temporiser, mais prêt à tout.

Jacques baissa la tête :

— « Quoi ? Qu'est-ce qu'on me veut ? » répéta-t-il. L'accent était pitoyable, lourd de rancune, tremblant d'angoisse ; mais Antoine, le cœur étrangement sec, dut simuler de l'émotion :

— « Jacques », murmura-t-il en s'approchant davantage. Et, tout en jouant son rôle, il observait son frère d'un œil actif, lucide, et il s'étonnait de lui trouver une carrure, des traits, un regard, différents de ceux d'autrefois, différents de ceux qu'il avait imaginés.

Les sourcils de Jacques se crispèrent ; il essaya en vain de se raidir ; sa bouche, contractée, parvint à réprimer un sanglot ; puis, avec un soupir où s'exhalait sa colère, s'abandonnant soudain comme découragé de sa faiblesse, il laissa tomber son front sur l'épaule d'Antoine, et répéta de nouveau, les dents serrées :

— « Mais qu'est-ce qu'on me veut ? Qu'est-ce qu'on me veut ? »

Antoine eut l'intuition qu'il fallait répondre tout de suite ; et frapper droit :

— « Père est au plus mal. Père va mourir. » Il prit un temps, et ajouta : « Je viens te chercher, mon petit. »

Jacques n'avait pas bronché. Son père ? Pensait-on que la mort de son père pouvait l'atteindre dans cette vie toute neuve qu'il s'était faite, le débucher de son refuge, changer quoi que ce fût aux motifs qui avaient exigé sa disparition ? Dans les paroles d'Antoine, la seule chose qui le bouleversait profondément, c'était ces derniers mots : « Mon petit », qu'il n'avait pas entendus depuis des années.

Le silence était si pénible qu'Antoine poursuivit :

— « Je n'ai personne auprès de moi… » Il eut tout à coup une inspiration : « Mademoiselle ne compte pas », expliqua-t-il : « et Gise est en Angleterre. »

Jacques souleva le front.

— « En Angleterre ? »

— « Oui, elle prépare un diplôme, dans un couvent, près de Londres, et ne peut pas revenir. Je suis tout seul. J'ai besoin de toi. »

Dans l'obstination de Jacques, quelque chose, à son insu, venait d'être ébranlé ; sans qu'elle se précisât dans son esprit, l'idée d'un retour avait néanmoins cessé d'être radicalement inacceptable. Il se dégagea, fit deux pas incertains, puis, comme s'il préférait se laisser couler au fond de sa souffrance, il s'affaissa sur une chaise, devant sa table de travail. Il ne sentit pas la main qu'Antoine venait poser sur son épaule ; la tête enfouie dans ses bras, il sanglotait. Il lui semblait voir crouler cet abri que, depuis trois ans, il s'était construit de ses mains, pierre à pierre, dans la peine, dans l'orgueil, dans sa solitude ; il conservait assez de sagacité, dans ce désarroi, pour regarder la fatalité en face, pour comprendre que toute résistance finirait par échouer, qu'on obtiendrait tôt ou tard son retour, que son bel isolement, sinon sa liberté, avait pris fin, et qu'il valait mieux composer avec l'irrémédiable ; mais cette impuissance le faisait suffoquer de douleur et de dépit.