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Antoine, debout, ne cessait pas d'observer, de réfléchir, comme si sa tendresse fût momentanément demeurée en réserve. Il contemplait cette nuque secouée par les sanglots ; il se rappelait les désespoirs de Jacques enfant ; mais, calmement, il supputait ses chances. Plus la crise se prolongeait, et plus il se persuadait que Jacques se trouverait acculé à la résignation.

Il avait retiré sa main. Il promenait ses regards autour de lui et pensait rapidement à cent choses. Cette chambre était mieux que propre : confortable. Le plafond était bas ; la pièce avait dû être ménagée dans les combles ; mais elle était vaste, claire, et d'une agréable nuance blonde. Le parquet, couleur de cire et luisant, craquait tout seul, sans doute à la chaleur du petit poêle de faïence blanche, où ronflait un feu de bûches. Deux fauteuils de cretonne à bouquets ; plusieurs tables chargées de papiers, de journaux. Peu de livres : une cinquantaine peut-être, sur une étagère, au-dessus du lit, qui n'était pas encore fait. Et pas une photo : aucun rappel du passé. Libre, seul, inaccessible même au souvenir ! — Une pointe d'envie vint se mêler à la réprobation d'Antoine.

Il s'aperçut que Jacques s'apaisait. La cause était-elle gagnée ? Ramènerait-il son frère à Paris ? Au fond de lui, il n'y avait jamais eu véritable doute sur sa réussite. Alors ce fut comme une digue rompue : un flot de tendresse s'empara de lui, un grand élan d'amour, de pitié ; il eût voulu serrer ce malheureux dans ses bras. Il se pencha vers cette nuque ployée ; il appela, très bas :

— « Jacques… »

Mais, d'un coup de reins, l'autre fut debout. Rageusement, il essuyait ses yeux et toisait son frère.

— « Tu m'en veux », dit Antoine.

Pas de réponse.

— « Père va mourir », reprit Antoine en matière d'excuse.

Jacques détourna la tête un instant.

— « Quand ? » demanda-t-il. Sa voix était brusque, distraite ; son visage tourmenté. Il eut conscience de ce qu'il venait de dire en rencontrant le regard d'Antoine. Il baissa le front, et rectifia :

— « Quand… penses-tu partir ? »

— « Au plus tôt. Tout est à craindre… »

— « Demain ? »

Antoine hésita.

— « Ce soir même, si c'était possible. »

Ils s'entre-regardèrent un instant. Jacques eut un faible haussement d'épaules. Ce soir, demain, qu'importait maintenant ?

— « Le rapide de nuit », prononça-t-il d'une voix mate.

Antoine comprit que leur départ venait d'être fixé. Mais il s'attendait toujours à ce qu'il avait énergiquement désiré, et n'eut, en réalité, ni surprise ni joie.

Ils étaient restés debout, au milieu de la chambre. Aucun bruit ne montait de la rue ; on se serait cru dans la campagne. L'eau ruisselait doucement sur le brisis du toit, et, par intervalles, des bouffées de vent se faufilaient en mugissant sous les tuiles du grenier. La gêne, entre eux, s'accentuait de minute en minute.

Antoine pensa que Jacques souhaitait de rester seul.

— « Tu dois avoir à faire », dit-il, « je vais te laisser. »

L'autre rougit brusquement :

— « Moi ? Mais non ! Pourquoi ? » Et, précipitamment, il s'assit.

— « Bien vrai ? »

Jacques secoua la tête.

— « Alors », fit Antoine, s'efforçant à une cordialité qui sonnait faux, « je m'assieds… Nous avons tant à nous dire ! »

En réalité, il songeait surtout à questionner. Mais il n'osait pas. Afin de gagner du temps, il se lança dans un récit détaillé, et malgré lui technique, des diverses phases de la maladie paternelle. Ces détails, pour lui, n'évoquaient pas seulement un cas désespéré ; ils évoquaient la chambre même, le lit du malade, un corps enflé, blême, douloureux, des traits contractés, des cris, une souffrance que l'on parvenait mal à calmer. Et c'était lui, maintenant, dont l'accent frémissait, tandis que Jacques, ramassé dans son fauteuil, tendait vers le poêle une figure farouche qui semblait dire : « Père va mourir, tu viens m'arracher d'ici, c'est bien, je partirai, mais qu'on ne m'en demande pas plus. » Un seul moment Antoine crut voir fléchir cette insensibilité : c'est lorsqu'il évoqua le jour où il avait entendu, à travers la porte, le malade et Mademoiselle, ânonner ensemble la vieille chanson. Jacques se souvenait du refrain, car, sans hâte, les yeux toujours fixés sur le poêle, il sourit. Ce sourire endolori, embrumé… C'était si bien le sourire du petit Jacques !

Mais presque aussitôt, comme Antoine concluait : « Après ce qu'il a souffert, la mort sera une délivrance », Jacques, qui jusque-là n'avait rien dit, éleva durement la voix :

— « Pour nous, sans aucun doute. »

Antoine, offusqué, se tut. Dans ce cynisme, il faisait bien la part du défi, mais il y percevait aussi un ressentiment qui ne désarmait pas, et cette rancune envers son malade, envers un mourant, lui était intolérable. Il la trouvait injuste. Le moins qu'on pût en dire, c'est qu'elle retardait sur les faits. Il se souvint du soir où M. Thibault s'était accusé, en pleurant, d'avoir été la cause du suicide de son fils. Il ne pouvait pas oublier non plus l'effet que la disparition de Jacques avait eu sur la santé de M. Thibault : quelle était l'action du chagrin, du remords, à l'origine de cette dépression nerveuse qui avait tant favorisé le début de ses troubles, et sans laquelle, peut-être, le mal actuel ne se serait pas si vite développé ?

Alors, comme si Jacques eût impatiemment attendu que son frère eût fini de parler, il se leva violemment et demanda :

— « Comment as-tu découvert où j'étais ? »

Impossible de se dérober.

— « Par… Jalicourt. »

— « Jalicourt ? » Aucun nom ne semblait pouvoir le surprendre davantage. Il répéta, en articulant : « Ja-li-court ? »

Antoine avait tiré son portefeuille. Il prit la lettre de Jalicourt, qu'il avait naguère décachetée, et la tendit à son frère. C'était le plus simple : ce geste supprimait toute explication.

Jacques saisit la lettre, la parcourut, puis s'approchant de la fenêtre, il se mit à la lire, posément, les paupières baissées, la bouche close, impénétrable.

Antoine l'examinait. Ce visage qui, trois ans plus tôt, offrait encore les traits hésitants de l'adolescence, et qui, tout rasé aujourd'hui, n'aurait pas dû paraître si différent, retenait son attention sans qu'il pût préciser ce qu'il y découvrait de neuf : plus de vigueur, moins d'orgueil, moins d'inquiétude aussi ; moins d'obstination, peut-être, et plus de fermeté. Jacques avait certainement perdu de son charme, mais il avait acquis de la force. C'était maintenant un garçon presque trapu. La tête avait pris du volume ; elle se dégageait assez mal des épaules élargies, et Jacques avait l'habitude de la tenir rejetée en arrière, dans une attitude un peu arrogante ou pour le moins combative. La mâchoire était redoutable ; la bouche énergique et musclée, mais d'un dessin triste. L'expression de cette bouche avait beaucoup changé. Le teint conservait sa blancheur, avec quelques taches de son aux pommettes. Mais les cheveux, assez fournis, étaient maintenant plus châtains que roux ; ils formaient autour du masque vigoureux une masse indisciplinée qui en augmentait encore les proportions ; une mèche sombre, à reflets dorés, et que la main relevait sans cesse avec impatience, retombait toujours sur la tempe et ombrageait une partie du front.