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Antoine vit ce front tressaillir et deux plis se creuser entre les sourcils. Il devinait le choc des pensées que cette lecture pouvait suggérer à Jacques et il ne fut pas pris au dépourvu, lorsque celui-ci, laissant retomber la main qui tenait la lettre, se tourna vers lui :

— « Alors, toi aussi, tu as… tu as lu ma nouvelle ? »

Antoine se contenta de baisser puis de relever les paupières. Souriant des yeux plus que des lèvres, il fit céder sous son regard affectueux l'irritation de son frère, qui se contenta d'ajouter, moins agressif :

— « Et… qui d'autre encore ? »

— « Personne. »

Le regard de Jacques restait incrédule.

— « Ma parole », déclara Antoine.

Jacques enfonça les mains dans ses poches, et se tut. En réalité, il s'habituait vite à l'idée que son frère avait lu sa Sorellina. Il eût même été curieux de connaître son opinion. Quant à lui, il était sévère pour cette œuvre, écrite avec passion mais un an et demi plus tôt. Il estimait avoir grandement progressé depuis cette époque, et trouvait insupportables, aujourd'hui, ces recherches, cette poésie, ces exagérations de jeunesse. Le plus étrange est qu'il ne songeait plus du tout au sujet, au rapport de ce sujet avec sa propre histoire ; depuis qu'il avait donné une existence d'art à ce passé, il croyait l'avoir détaché de soi ; et, lorsqu'il pensait par hasard à ces douloureuses expériences, c'était pour s'affirmer aussitôt : « Je suis guéri de tout ça. » Ainsi, quand Antoine lui avait dit : « Je viens te chercher », sa première pensée réflexe avait été : « En tout cas, je suis guéri. » À quoi, un peu plus tard, il avait ajouté : « Et puis, Gise est en Angleterre. » (Il supportait, à la rigueur, l'évocation de Gise, le rappel de son nom ; mais à Jenny il refusait farouchement la plus fugitive allusion.)

Après une minute de silence, qu'il passa devant la fenêtre, debout, immobile, l'œil au loin, il se tourna de nouveau :

— « Qui est-ce qui sait que tu es ici ? »

— « Personne. »

Cette fois, il insista :

— « Père ? »

— « Mais non ! »

— « Gise ? »

— « Non, personne. » Antoine hésita, puis pour rassurer tout à fait son frère : « Après ce qui s'est passé, et puisque Gise est à Londres, mieux vaut qu'elle ne sache encore rien. »

Jacques observait son aîné ; une lueur interrogative effleura son regard, et s'éteignit.

Le silence retomba.

Antoine redoutait ce silence ; mais, plus il désirait le rompre, moins il en trouvait l'occasion. Évidemment, vingt questions l'obsédaient ; mais il ne se risquait pas à interroger. Il cherchait quelque sujet simple et sans danger, qui les eût tous deux acheminés vers plus d'intimité ; mais rien de tel ne se présentait.

La situation allait devenir critique, lorsque Jacques, brusquement, ouvrit la croisée et recula dans la pièce. Un beau matou siamois, amplement fourré de gris et le museau charbonné, sauta moelleusement sur le parquet.

— « Un visiteur ? » fit Antoine, ravi de la diversion.

Jacques sourit :

— « Un ami. » Il ajouta : « Et d'une espèce précieuse : un ami intermittent. »

— « D'où vient-il ? »

— « Personne n'a pu me renseigner. De loin, sans doute : dans le quartier, on ne le connaît pas. »

Le beau matou faisait dignement le tour de la chambre en ronronnant comme une toupie d'Allemagne.

— « Il est trempé, ton ami », remarqua Antoine, qui sentait le silence rôder, lui aussi, autour d'eux.

— « C'est généralement quand il pleut que je reçois sa visite », reprit Jacques. « Quelquefois très tard, à minuit. Il gratte au carreau, il entre, il se lèche devant le poêle, et, quand il est sec, il demande à partir. Je n'ai jamais pu le caresser ; encore moins lui faire prendre quelque chose. »

L'animal, après avoir fait son inspection, était revenu près de la fenêtre restée entrouverte.

— « Tiens », fit Jacques presque gaiement, « il ne s'attendait pas à te trouver là : il va s'en aller. » En effet, le chat bondit sur le bord de zinc et gagna le toit sans se retourner.

— « Il me fait cruellement sentir que je suis un intrus », dit Antoine, à demi sérieux.

Jacques profita de ce qu'il fermait la fenêtre pour ne rien répondre. Mais, lorsqu'il se retourna, une vive rougeur le colorait. Il se mit à marcher, doucement, de long en large.

Le silence menaçait.

Alors Antoine, faute de mieux, — avec l'espoir sans doute de modifier les sentiments de Jacques, et parce que la pensée du malade le hantait — se reprit à parler de son père ; il insista sur les transformations du caractère de M. Thibault depuis son opération, et se hasarda même jusqu'à dire :

— « Tu le jugerais peut-être autrement, si tu l'avais vu vieillir comme moi, au cours de ces trois ans. »

— « Peut-être », fit Jacques évasif.

Antoine ne se décourageait pas aisément.

— « D'ailleurs », reprit-il, « je me suis quelquefois demandé si nous l'avions bien connu tel qu'il était, au fond… » Et, s'accrochant à son sujet, il eut l'idée de conter à Jacques un petit fait tout récent. « Tu sais », dit-il, « en face de la maison, Faubois, le coiffeur, près de l'ébéniste, avant la rue du Pré-aux-Clercs… »

Jacques, qui allait et venait, tête baissée, s'arrêta net. Faubois… La rue du Pré-aux-Clercs… C'était, dans l'obscurité voulue de sa retraite, la brusque projection de tout un monde qu'il avait cru oublier. Il en revoyait précisément le moindre détail, chaque dalle du trottoir, chaque devanture, le vieil ébéniste aux doigts couleur de brou, l'antiquaire blafard et sa fille, puis « la maison », le cadre même de son passé, « la maison » et sa porte cochère à demi ouverte, et la loge, et leur petit rez-de-chaussée, et Lisbeth, et, plus loin encore, toute son enfance répudiée… Lisbeth, sa première expérience… À Vienne, il avait connu une autre Lisbeth, dont le mari, jaloux, s'était tué… Il réfléchit soudain qu'il lui faudrait annoncer son départ à Sophia, la fille du père Cammerzinn…

Antoine poursuivait son récit.

Donc, un jour qu'il était pressé, il était entré chez Faubois, ce coiffeur auquel Jacques et lui avaient toujours refusé leur clientèle, parce que, depuis vingt ans, ledit Faubois taillait chaque samedi la barbe de leur père. Le vieux, qui connaissait Antoine de vue, s'était mis aussitôt à lui parler de M. Thibault. Et, petit à petit, Antoine, désœuvré, la serviette au cou, avait eu la surprise de voir se dessiner dans les propos du coiffeur une figure paternelle qu'il n'avait guère prévue. « Ainsi », expliqua-t-il, « Père parlait sans cesse de nous à Faubois. De toi, spécialement… Faubois se rappelle très bien le jour d'été où “le gamin de M. Thibault” — c'était toi — a passé son baccalauréat, et où Père a entrebâillé la porte de la boutique, simplement pour annoncer : “Monsieur Faubois, le petit est reçu.” Et Faubois dit : “Il relevait la crête, le bon papa, que ça faisait plaisir à voir !” Inattendu, n'est-ce pas ?… Mais le plus déroutant pour moi, c'est… ce qui s'est passé depuis trois ans… »

Le visage de Jacques se contracta légèrement, et Antoine se demanda s'il ne se fourvoyait pas en continuant.