Mais il était lancé :
— « Oui. Depuis ton départ. J'ai fini par comprendre que Père n'avait jamais soufflé mot de la vérité, et qu'il avait même inventé tout un roman pour donner le change au quartier. Par exemple, Faubois m'a dit des choses comme ceci : “Les voyages, c'est le meilleur de tout ! Du moment que votre papa pouvait payer à son garçon des apprentissages à l'étranger, il a bien fait de l'expédier là-bas. D'abord, avec la poste, on s'écrit maintenant de partout ; ainsi, il me disait que vous ne restiez jamais plus d'une semaine sans nouvelles du petit…” »
Antoine évita de regarder Jacques, et, pour s'écarter un peu de ce sujet trop précis :
— « Père lui parlait aussi de moi : Mon aîné, il sera un jour professeur à l'École de Médecine. Et de Mademoiselle, et des bonnes. Faubois connaît toute la maison. Et de Gise. Tiens, c'est curieux, ça aussi : il paraît que Père parlait très souvent de Gise ! (Faubois devait avoir une fille du même âge ; je crois avoir compris qu'elle est morte.) Il disait à Père : “La mienne, elle fait ceci.” Et Père lui disait : “La mienne fait cela.” Crois-tu ? Faubois m'a rappelé un tas de gamineries, de mots d'enfant, que Père lui racontait, et que moi j'avais oubliés. Qui aurait pu croire, à ce moment-là, que Père remarquait ces enfantillages ? Eh bien, Faubois m'a dit textuellement ceci : “C'était son regret, à votre papa, de n'avoir pas eu de fille. Mais il m'a dit souvent : Cette petite-là, Monsieur Faubois, c'est maintenant comme si j'en avais une.” Textuellement. Ça m'a bien étonné, je t'assure. Toute une sensibilité, en somme bourrue, timide peut-être et douloureuse — que personne ne soupçonnait ! »
Jacques, sans un mot, sans relever la tête, continuait ses allées et venues ; et, bien qu'il ne regardât presque jamais son frère, aucun des mouvements d'Antoine ne lui échappait. Il n'était pas ému, il était secoué par des impulsions violentes et contradictoires. Ce qui — de beaucoup — lui était le plus pénible, c'était de sentir le passé faire, de gré ou de force, irruption dans sa vie.
Devant le mutisme de Jacques, Antoine se découragea : impossible d'amorcer aucune conversation. Il ne perdait pas son frère de vue, cherchant à démêler quelque indice de pensée sur ces traits qui n'exprimaient qu'une morne résolution d'indifférence. Toutefois, il ne parvenait pas à lui en vouloir. Il aimait ce visage retrouvé, même raidi et se détournant de lui. Aucun visage au monde ne lui avait jamais été si cher. Et, de nouveau, sans qu'il osât se trahir par un mot ni par un geste, une fraîche tendresse lui vint au cœur.
Cependant le silence s'installait — victorieux, consenti, oppressant. On n'entendait rien que la course de l'eau dans les gouttières, le bourdonnement du feu, et, parfois, une lame du plancher que Jacques faisait craquer sous son pas.
Un moment, il s'approcha du poêle, l'ouvrit et y jeta deux bûches ; alors, à demi agenouillé, il se tourna vers son frère qui le suivait des yeux, et murmura soudain, d'un ton rogue :
— « Tu me juges sévèrement. Ça m'est égal. Je ne le mérite pas. »
— « Mais non », s'empressa de rectifier Antoine.
— « J'ai bien le droit d'être heureux à ma façon », reprit Jacques. Il se releva d'un mouvement impétueux, se tut un instant, puis, les dents serrées : « Ici, j'étais pleinement heureux. »
Antoine se pencha :
— « C'est vrai ? »
— « Pleinement ! »
Après chaque échange de propos, ils se dévisageaient de part et d'autre, une seconde, avec une grave curiosité, une réserve loyale et songeuse.
— « Je te crois », dit Antoine. « D'ailleurs, ton départ… Pourtant, il y a tant de choses encore que… que je m'explique si mal… Oh », s'écria-t-il prudemment, « je ne suis pas venu pour te faire le moindre reproche, mon petit… »
Ce fut seulement alors que Jacques remarqua le sourire de son frère. Il se souvenait d'un Antoine contracté, brutalement énergique ; ce sourire-là était pour lui d'une émouvante nouveauté. Craignit-il soudain de s'attendrir ? Il crispa les poings et secoua les bras :
— « Tais-toi, Antoine, laisse tout ça… » Il ajouta comme un correctif : « Pas maintenant. » Une véritable expression de souffrance passa sur son visage ; il tourna la tête vers l'ombre, baissa les paupières, et balbutia : « Tu ne peux pas comprendre. »
Ensuite, tout redevint silencieux. Mais l'air était devenu respirable.
Antoine se leva, et, sans forcer le naturel :
— « Tu ne fumes pas ? » demanda-t-il. « J'ai très envie d'allumer une cigarette, tu permets ? » Il jugeait essentiel de ne rien dramatiser, d'acclimater peu à peu cette sauvagerie, à force de cordialité et d'aisance.
Il tira quelques bouffées, puis s'avança vers la fenêtre. Tous les vieux toits de Lausanne dévalaient vers le lac en un inextricable enchevêtrement de bâts noirâtres dont la buée fondait les contours ; ces tuiles, rongées de lichens, semblaient s'être imbibées d'eau comme du feutre. L'extrême horizon était fermé par une chaîne de montagnes, à contre-jour. Aux crêtes, la neige s'enlevait en blanc sur un ciel uniformément gris ; et, le long des pentes, elle se plaquait en coulées claires sur les surfaces plombées. On eût dit de sombres volcans de lait, bavant leur crème.
Jacques s'était approché.
— « Les Dents d'Oche », fit-il, en étendant le bras.
Du lac, la ville étagée masquait la rive la plus proche ; et l'autre bord, à contre-jour, n'était qu'une falaise d'ombre derrière un voile de pluie.
— « Ton beau lac, il écume aujourd'hui comme une mauvaise mer », constata Antoine.
Jacques eut un sourire de complaisance. Il s'attardait, immobile, sans pouvoir détacher les yeux de ce rivage où il apercevait, dans un rêve, des bouquets d'arbres, des villages, et les flottilles amarrées près des pontons, et les sentiers en lacets vers les auberges de la montagne… Tout un décor de vagabondage et d'aventure, qu'il fallait quitter, — pour combien de temps ?
Antoine voulut détourner son attention.
— « Je suis sûr que tu avais des choses à faire, ce matin », dit-il. « Surtout si… » Il voulait ajouter : « Surtout si nous partons ce soir » ; mais il n'acheva pas.
Jacques secoua la tête, agacé :
— « Mais non, je t'assure. Je ne dépends que de moi. Rien n'est compliqué, quand on vit seul, — quand on s'est gardé… libre. » Le mot vibra dans le silence. Puis, de nouveau, mais d'un autre accent, triste, avec un regard appuyé, il soupira : « Tu ne peux pas comprendre. »
« Quelle existence mène-t-il donc ici ? » se demandait Antoine. « Ses travaux, oui… Mais de quoi vit-il ? » Il fit diverses hypothèses, s'abandonnant un instant au cours de ses pensées, et finit par dire, à mi-voix :
— « Depuis que tu es majeur, tu aurais si bien pu prendre ta part de la fortune de maman… »
Une lueur d'amusement passa dans le regard de Jacques. Il faillit poser une interrogation. Une pointe de regret l'atteignit : il songea qu'il aurait pu, certains jours, éviter certaines besognes… Docks de Tunis… Sous-sol de l'Adriatica, à Trieste… Deutsche Buchdruckerei d'Innsbruck… Cela ne dura qu'une seconde ; et l'idée que la mort de M. Thibault allait le mettre définitivement à l'aise ne lui vint même pas à l'esprit. Non ! Sans leur argent, sans eux ! Tout seul !
— « Comment t'en tires-tu ? » hasarda Antoine. « Gagnes-tu facilement de quoi vivre ? »
Jacques promena ses regards autour de lui :
— « Tu vois bien. »
Antoine ne put se retenir d'insister :
— « Mais quoi ? Que fais-tu ? »