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Le visage de Jacques avait repris son expression voilée, têtue. Un pli se formait et s'effaçait sur son front.

— « Je ne te questionne pas pour m'immiscer dans tes affaires », se hâta de protester Antoine. « Je n'ai qu'un désir, mon petit, c'est que tu organises au mieux ta vie, c'est que tu sois heureux ! »

— « Ça !.. » laissa échapper Jacques, sourdement. À n'en pas douter, le ton signifiait : « Ça, — que je sois heureux — c'est impossible ! » Il reprit aussitôt, d'une voix excédée, en haussant les épaules : « Laisse, Antoine, laisse… Tu ne me comprendrais pas bien. » Il fit l'effort de sourire. Après plusieurs pas indécis, il revint à la croisée, et, les yeux perdus, sans paraître remarquer la contradiction de ses paroles, il affirma de nouveau : « J'étais pleinement heureux, ici… Pleinement. »

Puis, consultant sa montre, il se retourna vers Antoine sans lui laisser le temps de renouer l'entretien :

— « Il faut que je te présente au père Cammerzinn. Et à sa fille, si elle est là. Ensuite, nous irons déjeuner. Pas ici, non : au dehors. » Il avait rouvert le poêle et le garnissait de bois, tout en parlant : « … Un ancien tailleur… Maintenant, conseiller municipal… Un fervent syndicaliste, aussi… Il a fondé une feuille hebdomadaire qu'il rédige presque tout seul… Un très brave homme, tu verras. »

Le vieux Cammerzinn, en manches de chemise, dans son bureau surchauffé, corrigeait des épreuves, équipé d'étranges lunettes rectangulaires dont les tiges d'or, souples comme des cheveux, s'enroulaient autour de ses petites oreilles charnues. Finaud sous ses airs puérils, sentencieux dans ses propos mais espiègle dans ses attitudes, il riait à tout instant, et, par-dessus ses lunettes, regardait avec insistance les gens dans les yeux. Il fit apporter de la bière. Il appelait Antoine : « Mon cher Monsieur » ; puis bientôt : « Mon cher garçon ».

Jacques annonça froidement que la santé de leur père l'obligeait à s'absenter « pour quelque temps », qu'il partirait ce soir, mais qu'il conserverait sa chambre, dont il paierait d'avance le mois en cours, et où il laisserait « toutes ses affaires ». Antoine ne sourcilla pas.

Le petit vieux, brandissant les feuillets qu'il avait devant lui, se lança dans une volubile improvisation sur un projet d'imprimerie coopérative pour les journaux du « parti ». À quoi Jacques, intéressé, sembla-t-il, donna la réplique. Antoine écoutait. Jacques ne paraissait pas pressé de retrouver le tête-à-tête. Attendait-il quelqu'un qui ne se montra pas ?

Enfin, il donna le signal du départ.

VIII

Dehors, une bise aigre s'était levée, qui charriait de la neige fondue.

— « Ça floque », dit Jacques.

Il tâchait de se montrer moins taciturne. En descendant de larges escaliers de pierre qui flanquaient un édifice public, il expliqua de lui-même que c'était l'Université. Le ton trahissait quelque fierté pour sa ville d'élection. Antoine admira. Mais les bouffées de pluie et de neige qui se succédaient en rafales les incitaient à gagner au plus vite un refuge.

Au coin de deux rues étroites, sillonnées de cyclistes et de piétons, Jacques se dirigea vers un rez-de-chaussée vitré, qui, pour toute enseigne, portait, en majuscules blanches, sur la glace de la porte :

GASTRONOMICA

La salle, lambrissée de vieux chêne, était toute en surfaces cirées. Le restaurateur, gros homme actif, sanguin, essoufflé, mais content de lui, de sa santé, de son personnel, de son menu, s'empressait auprès de ses clients, qu'il traitait comme des invités fortuits. Les murs étaient parsemés d'inscriptions en lettres gothiques : À Gastronomica, cuisine n'est pas chimie ! Ou bien : À Gastronomica, point de moutarde sèche au bord du moutardier !

Jacques, qui semblait moins contracté depuis la visite à Cammerzinn et cette marche sous la pluie, souriait de bonne grâce à l'amusement de son frère. C'était assez inattendu, cette curiosité d'Antoine pour le monde extérieur, ce regard gourmand, cet air de happer et de savourer au passage chaque trait significatif. Autrefois, dans les bouillons du quartier Latin où les deux frères avaient eu l'occasion de déjeuner ensemble, Antoine n'observait rien, et son premier geste était d'installer devant lui quelque revue médicale, dressée contre la carafe.

Antoine sentit que Jacques l'examinait.

— « Me trouves-tu changé ? » demanda-t-il.

L'autre fit un geste évasif. Oui, Antoine lui paraissait changé, très changé. Mais, en quoi ? N'était-ce pas, surtout, que Jacques avait oublié, au cours de ces trois ans, bien des particularités de son aîné ? Il les retrouvait, une à une. Par moments, tel geste d'Antoine — cette secousse de l'épaule et ce clignement de paupières, cette façon d'ouvrir la main en donnant une explication — le frappait soudain comme la rencontre d'une image jadis familière et totalement effacée de sa mémoire. Pourtant, d'autres singularités le troublaient sans lui rappeler rien qu'il eût désappris : l'expression générale de la physionomie, de l'attitude, cette sérénité naturelle, cette disposition conciliante, ce regard sans brusquerie ni dureté. Très nouveau, tout cela. Il essaya de le dire, en quelques mots confus. Antoine sourit. Il savait que c'était le legs de Rachel. Pendant plusieurs mois, la passion triomphante avait imprimé sur son visage, jusque-là rebelle à tout aveu de bonheur, une sorte d'assurance optimiste, peut-être même une satisfaction d'amant privilégié — pli qui n'avait jamais complètement disparu.

Le déjeuner était bon ; la bière, fluide, légère, glacée ; la salle, accueillante. Antoine, gaiement, s'étonnait des spécialités locales : il avait constaté que, sur ce terrain-là, le mutisme de son frère cédait plus volontiers. (Bien que, chaque fois que Jacques ouvrait la bouche, il semblât se jeter dans la conversation, avec désespoir. Sa parole, hésitante, hachée, devenait, par moments, sans raison, tumultueuse et vibrante, avec de brusques arrêts ; et, tout en parlant, il plongeait son regard dans celui de son aîné.)

— « Non, Antoine ! » répliqua-t-il à une boutade de celui-ci. « Tu aurais tort de croire… On ne peut pas dire qu'en Suisse… Ainsi, j'ai vu beaucoup d'autres pays ; eh bien, je t'assure… »

L'involontaire curiosité qu'il saisit sur le visage d'Antoine l'arrêta. Bientôt, regrettant peut-être cette humeur ombrageuse, il reprit de lui-même :

— « Tiens, celui-là, plutôt, pourrait être pris pour type : ce monsieur seul, qui parle au patron, à notre droite. Un assez bon type populaire du Suisse. L'aspect, la tenue… L'accent… »

— « Cet accent d'enrhumé ? »

— « Non », rectifia Jacques, avec un scrupuleux froncement de sourcils. « Un ton appuyé, un peu traînant, qui marque la réflexion. Mais surtout, tu vois, cet air replié sur soi, indifférent à ce qui se passe. Ça, c'est très suisse. Et aussi cet air d'être toujours en sécurité partout… »

— « L'œil est intelligent », concéda Antoine. « Mais dépourvu de vivacité à un point incroyable. »

— « Eh bien, à Lausanne, ils sont ainsi, des milliers. Du matin au soir, sans se bousculer ni perdre une minute, ils font ce qu'ils ont à faire. Ils croisent d'autres vies sans s'y mêler. Ils ne débordent guère leurs frontières ; ils sont entièrement pris, à chaque instant de leur existence, par la chose qu'ils font ou celle qu'ils vont faire l'instant d'après. »

Antoine l'écoutait, sans l'interrompre ; et cette attention intimidait un peu Jacques, mais le soutenait aussi, éveillait en lui un secret sentiment d'importance qui le rendait plus loquace.

— « Tu disais : “vivacité…” », reprit-il. « On les croit lourds. C'est vite dit ; et c'est faux. Ils sont d'un autre tempérament que… toi… Plus compact, peut-être. Presque aussi souple, à l'usage… Pas lourds, non : stables. Ce n'est pas du tout la même chose. »