Выбрать главу

— « Ce qui me surprend », dit Antoine, en tirant une cigarette de sa poche, « c'est de te voir, toi, à l'aise dans cette fourmilière… »

— « Mais justement ! » s'écria Jacques. Il déplaça la tasse vide qu'il avait failli renverser. « J'ai séjourné partout, en Italie, en Allemagne, en Autriche… »

Antoine, les yeux sur son allumette, hasarda, sans lever le nez :

— « En Angleterre… »

— « En Angleterre ? Non. Pourquoi l'Angleterre ? » Il y eut une courte pause, pendant laquelle leurs pensées se cherchèrent. Antoine ne relevait pas les yeux. Jacques, interloqué, continua cependant :

— « … Eh bien, je crois que jamais je n'aurais pu me fixer dans aucun de ces pays-là. On ne peut pas y travailler ! On s'y brûle ! Je n'ai trouvé l'équilibre qu'ici… »

Et, en effet, il avait l'air, en ce moment, d'avoir atteint un certain équilibre. Il était assis de biais, dans une pose qui semblait lui être habituelle, la tête inclinée du côté de la mèche indocile, comme si le poids des cheveux l'eût surchargée. L'épaule droite avançait. Tout le buste se trouvait arc-bouté par le bras droit, dont la main écartée prenait solidement appui sur la cuisse. Le coude gauche, au contraire, posait légèrement sur la table, et les doigts de la main gauche jouaient avec des miettes éparses sur la nappe. Ces mains étaient devenues des mains d'homme, nerveuses, expressives.

Il réfléchissait à ce qu'il venait de dire.

— « Les gens d'ici sont reposants », fit-il, avec une sorte de gratitude. « Évidemment, cette absence de passions n'est qu'apparente… Des passions, il y en a ici, dans l'air comme ailleurs. Mais, tu comprends, des passions qui se laissent si quotidiennement museler, ça n'offre pas grand danger… Ça n'est pas très contagieux… » Il s'interrompit encore, rougit soudain, puis, à mi-voix : « C'est que, depuis trois ans, tu sais !.. »

Sans regarder Antoine, il rejeta sa mèche d'un vif revers de main, changea de position, et se tut.

Était-ce un premier pas vers les confidences ? Antoine attendit, sans faire un geste, enveloppant son frère d'un regard engageant.

Mais, délibérément, Jacques rompit les chiens :

— « Et la pluie tombe toujours », fit-il en se levant. « Rentrons, c'est le mieux, n'est-ce pas ? »

Comme ils sortaient du restaurant, un cycliste qui passait devant eux sauta de machine et courut à Jacques :

— « Vous avez vu quelqu'un de là-bas ? » demanda-t-il, essoufflé, sans dire bonjour. La pèlerine de montagne, qu'il disputait au vent en croisant les bras sur sa poitrine, était trempée de pluie.

— « Non », répondit Jacques, sans paraître autrement surpris. Il avisa l'entrée d'une maison dont la grand-porte était ouverte : « Mettons-nous là », proposa-t-il ; et, comme Antoine, discrètement, semblait rester à l'écart, il se retourna pour l'appeler. Mais, lorsqu'ils furent tous trois à l'abri, il ne fit aucune présentation.

Le nouveau venu, d'un mouvement de tête, laissa tomber sur ses épaules le capuchon qui lui cachait les yeux. C'était un homme qui avait passé la trentaine. Malgré cette entrée en matière un peu rude, son regard restait doux, presque caressant. Le visage, que l'air vif avait rougi, était balafré par une ancienne cicatrice, dont la traînée exsangue fermait à demi l'œil droit, coupait en biais le sourcil et venait se perdre sous le chapeau.

— « Ils m'accablent de reproches », reprit-il d'une voix fiévreuse, sans paraître se soucier de la présence d'Antoine. « Mais je ne les ai pas mérités, n'est-ce pas ? » Il semblait attacher une importance particulière au jugement de Jacques, qui fit un geste conciliant. « Que veulent-ils ? Ils disent que c'étaient des gens payés. Est-ce ma faute ? Maintenant, ils sont loin, et ils savent bien qu'on ne les dénoncera pas. »

— « Leur manège ne peut pas réussir », prononça Jacques, après avoir réfléchi. « De deux choses l'une… »

— « Oui, voilà ce qu'on peut dire ! » s'écria l'autre, sans attendre, avec une sorte de reconnaissance et de chaleur imprévues. « Mais il ne faudrait pas que la presse politique nous fasse sauter avant. »

— « Sabakine disparaîtra, dès qu'il flairera quelque chose », souffla Jacques, en baissant la voix. « Et Bisson aussi, vous verrez. »

— « Bisson ? Peut-être. »

— « Mais, ces revolvers ? »

— « Non, ça, c'est facile à prouver. Son ancien amant les avait achetés à Bâle, à la vente d'une armurerie, après décès. »

— « Écoutez, Rayer », dit Jacques : « ne comptez pas sur moi, ces jours-ci, je ne peux rien écrire d'ici quelque temps. Mais allez trouver Richardley. Qu'il vous remette les papiers. Vous lui direz que c'est pour moi. Et, s'il a besoin d'une signature, qu'il téléphone à Mac Laher. N'est-ce pas ? »

Rayer prit la main de Jacques et la serra sans répondre.

— « Et Loute ? » fit Jacques, gardant la main de Rayer dans la sienne.

L'autre baissa la tête.

— « Je n'y peux rien », reprit-il, avec un rire intimidé. Il releva les yeux et répéta, rageusement : « Je n'y peux rien, je l'aime. »

Jacques lâcha la main de Rayer. Puis, après une pause, il grommela :

— « Où ça vous mènera-t-il, tous les deux ? »

Rayer soupira.

— « Elle a eu des couches trop difficiles, elle ne se remettra jamais bien : jamais assez, en tout cas, pour pouvoir travailler… »

Jacques l'interrompit :

— « Elle m'a dit, à moi : “Si j'avais du courage, il y aurait bien un moyen d'en finir.” »

— « Vous voyez ? Alors, que voulez-vous que je fasse ? »

— « Mais Schneebach ? »

L'homme fit un geste de menace. Une lueur de haine flamba dans son regard.

Jacques avança la main et la posa sur le bras de Rayer : une pression amicale, mais ferme, presque impérieuse.

— « Où ça vous mènera-t-il, Rayer ? » répéta-t-il, sévèrement.

L'autre secoua les épaules d'un air courroucé. Jacques retira sa main. Après un silence, Rayer leva le bras avec une sorte de solennité :

— « Pour nous comme pour eux, la mort est au bout, voilà ce qu'on peut dire », conclut-il à mi-voix. Il rit silencieusement, comme si ce qu'il allait dire était de toute évidence : « Sans quoi, ce serait les vivants qui seraient les morts, et les morts qui seraient les vivants… »

Il empoigna sa bicyclette par la selle et la souleva d'un seul bras. Sa cicatrice devint un bourrelet violacé. Puis il baissa comme une cagoule le capuchon de sa pèlerine, et tendit la main.

— « Merci. J'irai chez Richardley. Vous êtes un grand, un vrai, un chic type. » Son accent était redevenu confiant et heureux. « Rien que de vous voir, Baulthy, ça me raccommode presque avec le monde — avec l'homme, avec la littérature… même avec la presse, oui… Au revoir ! »

Antoine n'avait rien compris à leurs propos, mais pas un mot ni un geste ne lui avaient échappé. Il avait remarqué, dès le début, l'attitude de cet homme, sensiblement plus âgé que Jacques, et qui cependant lui témoignait cette sorte de considération affectueuse qu'on accorde seulement à certains aînés reconnus. Mais, surtout, ce qui, pendant tout cet entretien, n'avait cessé de le surprendre, de le bouleverser, c'était le visage accueillant de Jacques, son front détendu, réfléchi, la maturité de son regard, l'autorité inattendue qui émanait de sa personne. Une révélation, pour Antoine. Il avait eu sous les yeux, pendant quelques minutes, un Jacques qu'il ne connaissait absolument pas, dont rien jusque-là n'avait pu lui laisser soupçonner l'existence, et qui, cependant, sans aucun doute, était pour tous le véritable Jacques, le Jacques d'aujourd'hui.