Выбрать главу

— « Ta, ta, ta ! » déclara Antoine, qui ne plaisantait pas. « Il faudra qu'on t'examine sérieusement, qu'on étudie un peu les phénomènes digestifs… »

Bien qu'il n'eût évidemment pas idée de commencer cet examen, il avait fait un pas machinal vers Jacques, et celui-ci ne put s'empêcher d'esquisser un mouvement de retraite. Il avait perdu l'habitude qu'on s'occupât de lui ; la moindre attention lui paraissait une atteinte à son indépendance. Presque aussitôt, d'ailleurs, il se raisonna ; et même, après coup, cette sollicitude lui causa une impression de douceur, comme si, au fond de lui, un souffle tiède était venu baigner des fibres longtemps engourdies.

— « Tu n'avais rien de semblable, autrefois », poursuivit Antoine. « D'où cela t'est-il venu ? »

Jacques, qui regrettait son geste de recul, voulut répondre, donner quelques éclaircissements. Mais pouvait-il dire la vérité ?

— « C'est venu après une espèce de maladie… comme un choc… une grippe, je ne sais pas… peut-être aussi du paludisme… Je suis resté presque un mois à l'hôpital. »

— « À l'hôpital ? Où ? »

— « À… Gabès. »

— « Gabès ? En Tunisie ? »

— « Oui. J'avais eu le délire, paraît-il. Alors, après, j'ai terriblement souffert de la tête, pendant des mois. »

Antoine ne dit rien, mais il était clair qu'il pensait : « Avoir, à Paris, un foyer confortable, être le frère d'un médecin, et courir le risque de crever dans un hôpital d'Afrique… »

— « Ce qui m'a sauvé », reprit Jacques, désirant parler d'autre chose, « c'est la peur. La peur de mourir là, dans cette fournaise. Je pensais à l'Italie comme un naufragé, sur son radeau, doit penser à la terre, aux puits d'eau douce… Je n'avais plus qu'une idée : mort ou vif, prendre le bateau, gagner Naples. »

Naples… Antoine se souvint de Lunadoro, de Sybil, des promenades de Giuseppe sur le golfe. Il hasarda :

— « Pourquoi Naples ? »

La figure de Jacques s'empourpra. Il parut lutter un instant contre lui-même afin d'expliquer quelque chose ; puis son regard bleu se figea.

Antoine s'empressa de rompre le silence :

— « Ce qu'il t'aurait fallu, je crois, c'est du repos, mais dans un climat vif. »

— « D'abord », reprit Jacques — et il était visible qu'il n'avait pas écouté — « à Naples, j'avais une recommandation pour quelqu'un du consulat. L'ajournement, à l'étranger, est plus facile. Je préférais être en règle. » Il eut un redressement des épaules. « D'ailleurs, je me serais plutôt laissé porter déserteur que de rentrer en France pour être coffré dans leurs casernes ! »

Antoine ne broncha pas. Il changea de sujet :

— « Mais, pour ces voyages, tu… tu avais de l'argent ? »

— « Quelle question ! C'est bien de toi ! » Il se mit à aller et venir, les mains dans les poches. « Jamais je ne me suis trouvé longtemps sans argent — le nécessaire. Au début, là-bas, évidemment, il a fallu faire n'importe quoi… » Il rougit de nouveau, et son regard se déroba. « Oh, quelques jours… On se tire vite d'affaire, tu sais. »

— « Mais quoi ? Comment ? »

— « Eh bien… par exemple… des leçons de français dans une école d'apprentissage… Des corrections d'épreuves, la nuit, au Courrier Tunisien, à Paris-Tunis… Ça m'a souvent servi, d'écrire l'italien aussi couramment que le français… Bientôt j'ai pu leur passer des articles, j'ai décroché la revue de la presse dans un hebdomadaire, et puis les échos, la besogne… Et puis, dès que j'ai pu, le reportage ! » Ses yeux brillèrent : « Ah, çà, si j'avais eu la santé suffisante, j'y serais encore !.. Quelle vie !.. Je me rappelle, à Viterbe… (Assieds-toi donc. Non, moi, j'aime mieux marcher.)… Ils m'avaient envoyé à Viterbe, personne n'osait, pour cet extraordinaire procès de la Camorra, tu te souviens ? Mars 1911… Quelle aventure ! Je logeais chez des Napolitains. Un vrai repaire. La nuit du 13 au 14, ils ont tous décampé : quand la police est arrivée, je dormais, j'étais tout seul, j'ai dû… » Il s'interrompit au milieu de sa phrase, malgré l'attention d'Antoine, — à cause d'elle, peut-être. Comment, avec des paroles, faire seulement entrevoir ce qu'avait été, pendant des mois, cette vie vertigineuse ! Bien que le regard de son frère fût pressant, il se détourna : « Que c'est loin, tout ça ! Laisse… N'y pensons plus. »

Et, pour fuir lui-même le sortilège de ces évocations, il se contraignit à parler de nouveau, mais avec calme :

— « Tu me disais… ces maux de tête ? Eh bien, vois, je n'ai jamais pu supporter le printemps d'Italie. Dès que j'ai pu, dès que j'ai été libre » — il fronça les sourcils ; sans doute, là encore, se heurtait-il à de pénibles souvenirs — « dès que j'ai pu m'échapper de tout ça », fit-il, avec un geste violent du bras, « je suis remonté dans le Nord. »

Il s'était arrêté, debout, les mains dans les poches, les yeux baissés sur le poêle.

Antoine questionna :

— « Le Nord de l'Italie ? »

— « Non ! » s'écria Jacques, en tressaillant. « Vienne, Pest… Et puis la Saxe, Dresde. Et puis Munich. » Son visage se rembrunit subitement ; cette fois, il jeta vers son frère un coup d'œil aigu et parut vraiment hésiter : ses lèvres eurent un frémissement. Mais, quelques secondes s'étaient écoulées, il tordit la bouche et se contenta de murmurer, les dents si serrées que le dernier mot fut à peine intelligible :

— « Ah, Munich… Munich aussi est une ville effroyable. »

Antoine, précipitamment, coupa court :

— « En tout cas, tu devrais… Tant qu'on n'aura pas trouvé la cause… Une migraine, ce n'est pas une maladie, c'est un symptôme… »

Jacques ne l'écoutait pas, et Antoine se tut. À plusieurs reprises, déjà, s'était produit le même phénomène : on eût juré que Jacques, tout à coup, éprouvait le besoin d'expulser de lui quelque harassant secret ; sa bouche remuait, il semblait au bord même de l'aveu ; puis, soudain, comme si les paroles se bloquaient dans sa gorge, il stoppait net. Et, chaque fois, Antoine, paralysé par une absurde appréhension, au lieu d'aider son frère à franchir l'obstacle, s'était cabré lui-même et dérobé, en se jetant à l'étourdie sur n'importe quelle piste.

Il se demandait comment remettre Jacques sur la voie, lorsqu'un bruit de pas légers se fit entendre dans l'escalier. On frappa, la porte s'entrebâilla presque aussitôt, et Antoine aperçut une frimousse échevelée de gamin.

— « Oh, pardon. Je vous dérange ? »

— « Entre », fit Jacques, en traversant la chambre.

Ce n'était nullement un gamin, mais un petit homme sans âge précis, au menton rasé, au teint de lait, aux cheveux ébouriffés couleur de chanvre sec. Il hésita sur le seuil et dut couler vers Antoine un regard inquiet ; mais ses yeux étaient frangés de cils incolores si épais qu'on ne distinguait pas le jeu des pupilles.

— « Approche-toi du poêle », dit Jacques, en débarrassant le visiteur de son manteau ruisselant.

Il semblait encore une fois décidé à ne pas présenter son frère. Mais il souriait sans contrainte aucune, et ne paraissait pas autrement contrarié de la présence d'Antoine.

— « Je venais vous dire que Mithoerg est arrivé, et qu'il apporte une lettre », expliqua le nouveau venu. Il parlait d'une voix sifflante, rapide, mais sur un ton bas, presque craintif.

— « Une lettre ? »

— « De Vladimir Kniabrowski ! »

— « De Kniabrowski ? » s'écria Jacques, et ses traits s'éclairèrent. « Assieds-toi, tu as l'air fatigué. Veux-tu de la bière ? Du thé ? »

— « Non, merci, rien. Mithoerg est arrivé cette nuit. Il vient de là-bas… Alors, que vais-je faire, moi ? Que me conseillez-vous ? Faut-il essayer ? »