« Mon vieux, je ne le regardais plus, je le buvais, j'étais totalement électrisé. Mais tout est retombé d'un coup. Sans un mot, il a ouvert la porte, et il m'a presque chassé, devant lui, à travers le vestibule, jusque sur le palier. Je ne me suis jamais expliqué ça. S'était-il repris ?… Regrettait-il cette flambée ?… A-t-il eu peur que je raconte ?… Je vois encore trembler sa longue mâchoire. Il bredouillait, en étouffant sa voix : “Allez… allez… allez !.. Retournez à vos bibliothèques, Monsieur !”
« La porte a claqué. Je m'en foutais. J'ai dégringolé les quatre étages, j'ai gagné la rue, je galopais dans la nuit comme un poulain qu'on vient de mettre au pré ! »
L'émotion l'étrangla. Il se versa un second verre d'eau et but d'un trait. Sa main tremblait ; en posant le verre, il le fit tinter contre la carafe. Dans le silence, ce son cristallin n'en finissait pas de mourir.
Antoine, encore frémissant, cherchait à enchaîner les événements qui avaient précédé la fuite. Bien des éléments lui manquaient. Il aurait voulu provoquer quelques confidences sur le double amour de Giuseppe. Mais ce sujet-là… « Trop de choses inconciliables », avait soupiré Jacques tout à l'heure ; c'était tout ; mutisme farouche qui prouvait assez quelle part ces complications sentimentales avaient eue dans la détermination du fugitif. « Et maintenant », se demandait Antoine, « quelle place tiennent-elles dans son cœur ? »
Il s'efforçait de rassembler sommairement les faits. En octobre, Jacques était donc revenu de Maisons. Quels avaient été, à ce moment-là, ses rapports avec Gise, ses rencontres avec Jenny ? Avait-il essayé de rompre ? Ou pris des engagements impossibles à tenir ? Antoine se représentait son frère à Paris : sans cadre précis d'études, seul et trop libre, tournant et retournant dans son cœur l'insoluble problème, il avait dû vivre dans une exaltation, dans une angoisse insoutenables. Pour unique perspective, cette rentrée scolaire, cet internat de Normale, qui lui donnaient la nausée. Là-dessus, visite à Jalicourt : et, brusquement, une issue, une vaste trouée à l'horizon : s'arracher, renoncer à tout l'impossible, partir à l'aventure, vivre ! « Oui », se disait Antoine, « c'est ça qui explique, non seulement que Jacques soit parti, mais qu'il ait pu se confiner trois ans dans ce silence de mort. Recommencer tout ! Et, pour pouvoir recommencer, oublier tout, — être oublié de tous !
« Tout de même », songeait-il, « avoir justement profité de mon voyage au Havre, n'avoir même pas attendu vingt-quatre heures pour me revoir, pour me parler ! » Sa rancune était prête à se réveiller ; il fit un effort, chassa tout grief, et, cherchant à renouer l'entretien, à connaître la suite, il reprit :
— « Et… c'est le lendemain de cette soirée-là ?… »
Jacques était revenu s'asseoir près du poêle ; les coudes sur les genoux, les épaules rondes, la tête baissée, il sifflotait.
Il leva les yeux :
— « Le lendemain, oui. » Puis, sur un ton réticent, il ajouta : « Aussitôt après la scène avec… »
La scène avec le père, la scène du palais Seregno ! Antoine l'avait oubliée.
— « Père ne m'en a jamais soufflé mot », dit-il vivement.
Jacques eut l'air surpris. Néanmoins il détourna les yeux, et le geste qu'il fit semblait dire : « Eh bien, tant pis… Je n'ai pas le cœur à revenir là-dessus. »
« Mais voilà pourquoi il n'a pas attendu mon retour du Havre ! » songea Antoine, presque joyeusement.
Jacques avait repris son attitude pensive et sifflotait de nouveau. Un pli nerveux tourmentait la ligne des sourcils. En quelques secondes, et malgré lui, il revivait ces minutes tragiques : le père et le fils, tête à tête dans la salle à manger ; le déjeuner venait de finir ; M. Thibault avait posé une question sur la rentrée de l'École, et Jacques, brutal, avait annoncé sa démission ; les répliques s'étaient enchaînées, de plus en plus blessantes ; le poing du père martelait la table… Poussé à bout, cédant à un coup de folie incompréhensible, Jacques avait, comme un défi, lancé le nom de Jenny ; puis, bravant toutes les menaces, menaçant lui-même, perdant la tête, il avait accumulé les paroles irréparables, jusqu'au moment où, ayant coupé derrière lui tous les ponts et rendu tout retour impossible, ivre de révolte et de désespoir, il avait disparu en criant : « Je vais me tuer ! »
L'évocation fut si précise, si poignante, qu'il se leva, comme s'il venait d'être piqué. Antoine eut le temps de surprendre dans les yeux de son frère une lueur d'égarement. Mais Jacques se ressaisit en un clin d'œil.
— « Quatre heures passées », fit-il ; « si je veux faire cette course… » Il endossait déjà son pardessus ; il semblait impatient de s'évader. « Tu restes là, n'est-ce pas ? Je serai revenu avant cinq heures. Ma valise sera vite faite. Nous dînerons au buffet, ce sera le mieux. » Il avait posé sur la table plusieurs dossiers de paperasses. « Tiens », ajouta-t-il, « si ça t'amuse… Des articles, de petites nouvelles… Les moins mauvaises des choses que j'ai écrites, ces dernières années… »
Il avait passé le seuil, lorsque, se retournant avec gaucherie, il jeta, d'un ton léger :
— « Au fait, tu ne me parles pas de… de Daniel ? »
Antoine eut l'impression qu'il avait failli dire : « … des Fontanin ? »
— « Daniel ? Mais figure-toi que nous sommes devenus de grands amis ! Après ton départ, il s'est montré si fidèle, si affectueux… »
Jacques, pour cacher son trouble, simulait une surprise extrême, à laquelle Antoine feignit de se laisser prendre.
— « Ça t'étonne ? » fit-il, en riant. « C'est vrai que nous sommes assez différents, lui et moi. Mais j'ai fini par accepter sa conception de la vie : elle peut être légitime, quand on est l'artiste qu'il est. Tu sais qu'il réussit au-delà de toute prévision ! Son exposition de 1911 chez Ludwigson l'a tout à fait lancé. Il vendrait beaucoup s'il voulait ; mais il produit si peu… Nous sommes différents — nous l'étions, surtout », spécifia-t-il, heureux d'avoir trouvé cette occasion de parler un peu de soi et de montrer à Jacques que le portrait de Humberto avait cessé d'être ressemblant. « Je ne suis plus aussi entier dans mes directions, tu sais ! Je ne crois plus autant nécessaire… »
— « Il est à Paris ? » interrompit brutalement Jacques. « Sait-il que… ? »
Antoine eut à réprimer un mouvement d'humeur :
— « Mais non, il fait son service. Il est sergent à Lunéville. Pour une dizaine de mois encore : octobre 14. Je l'ai à peine vu depuis un an. »
Il se tut, glacé par le regard morne, absent, que son frère fixait sur lui.
Dès que Jacques sentit que sa voix ne trahirait plus son trouble, il dit :
— « Ne laisse pas éteindre le poêle, Antoine. »
Puis il sortit.
XI
Resté seul, Antoine s'approcha de la table et ouvrit curieusement les dossiers.
Toutes sortes de documents y étaient entassés, pêle-mêle. D'abord un choix d'articles sur des sujets d'actualité, découpés dans des journaux et signés : Jacques le Fataliste. Puis une suite de poèmes, sur la montagne, semblait-il, parus dans une revue belge sous le pseudonyme de J. Mühlenberg. Enfin une série de courtes nouvelles, intitulées Pages du Cahier noir, sortes de croquis faits sans doute en marge du reportage, et signés : Jack Baulthy. Antoine en lut plusieurs : Octogénaires. Suicide d'enfant. Jalousie d'aveugle. Une colère. Les personnages, pris dans la vie quotidienne, dessinés au trait, s'imposaient tous par leur relief ; le style cursif, haché, de la Sorellina, dépouillé cette fois de tout lyrisme, conférait à ces notes un caractère de vérité, qui forçait l'intérêt.