— « Ah, le vaurien ! »
— « Nous allions refermer le pupitre, quand l'idée nous vient de passer la main par derrière la rangée des livres de classe ; et nous ramenons un cahier de toile grise, qui, au premier abord, nous devons le dire, n'avait aucun caractère clandestin. Nous l'ouvrons, nous parcourons les premières pages… » L'abbé regarda les deux hommes de ses yeux vifs et sans douceur : « Nous étions édifié. Aussitôt nous avons mis notre butin en sûreté et, pendant la récréation de midi, nous avons pu l'inventorier à loisir. Les livres, soigneusement reliés, portaient au dos, en bas, une initiale : F. Quant au cahier gris, la pièce capitale — la pièce à conviction — c'était une sorte de carnet de correspondance ; deux écritures très différentes : celle de Jacques, avec sa signature : J. ; et une autre, que nous ne connaissions pas, dont la signature était un D majuscule. » Il fit une pause et baissa la voix : « Le ton, la teneur des lettres, ne laissaient, hélas ! aucun doute sur la nature de cette amitié. À ce point, Monsieur, que nous avons pris un instant cette écriture ferme et allongée pour celle d'une jeune fille ou, pour mieux dire, d'une femme… Enfin, en analysant les textes, nous avons compris que cette graphie inconnue était celle d'un condisciple de Jacques, non pas d'un élève de notre maison, grâce à Dieu, mais d'un gamin que Jacques rencontrait sans doute au lycée. Afin d'en avoir confirmation, nous nous sommes rendu le même jour auprès du censeur — ce brave M. Quillard », dit-il en se tournant vers Antoine ; « c'est un homme inflexible et qui a la triste expérience des internats. L'identification a été immédiate. Le garçon incriminé, qui signait D., est un élève de troisième, un camarade de Jacques, et se nomme Fontanin, Daniel de Fontanin. »
— « Fontanin ! Parfaitement ! » s'écria Antoine. « Tu sais, père, ces gens qui habitent Maisons-Laffitte, l'été près de la forêt ? En effet, en effet, plusieurs fois cet hiver en rentrant le soir, j'ai surpris Jacques lisant des livres de vers que lui avait prêtés ce Fontanin. »
— « Comment ? Des livres prêtés ? Est-ce que tu n'aurais pas dû m'avertir ? »
— « Ça ne me semblait pas bien dangereux », répliqua Antoine, en regardant l'abbé comme pour lui tenir tête ; et, tout à coup, un sourire très jeune, qui ne fit que passer, éclaira son visage méditatif. « Du Victor Hugo », expliqua-t-il, « du Lamartine. Je lui confisquais sa lampe pour le forcer à s'endormir. »
L'abbé tenait sa bouche coulissée. Il prit sa revanche :
— « Mais voilà qui est plus grave : ce Fontanin est protestant. »
— « Eh, je sais bien ! » cria M. Thibault, accablé.
— « Un assez bon élève, d'ailleurs », reprit aussitôt le prêtre, afin de marquer son équité. « M. Quillard nous a dit : “C'est un grand, qui paraissait sérieux ; il trompait bien son monde ! La mère aussi avait l'air d'être bien.” »
— « Oh, la mère… », interrompit M. Thibault. « Des gens impossibles, malgré leurs airs dignes ! »
— « On sait de reste », insinua l'abbé, « ce que cache la rigidité des protestants ! »
— « Le père, en tout cas, est un sauteur… À Maisons, personne ne les reçoit ; c'est tout juste si on les salue. Ah, ton frère peut se vanter de bien choisir ses relations ! »
— « Quoi qu'il en soit », reprit l'abbé, « nous sommes revenu du lycée parfaitement édifié. Et nous nous apprêtions à ouvrir une instruction en règle, quand, hier samedi, au début de l'étude du matin, l'ami Jacquot a fait irruption dans notre cabinet. Irruption, littéralement. Il était tout pâle ; il avait les dents serrées. Il nous a crié, dès la porte, sans même nous dire bonjour : “On m'a volé des livres, des papiers !..” Nous lui avons fait remarquer que son entrée était fort inconvenante. Mais il n'écoutait rien. Ses yeux, si clairs d'habitude étaient devenus foncés de colère : “C'est vous qui m'avez volé mon cahier, criait-il, c'est vous !” Il nous a même dit, ajouta l'abbé avec un sourire niais : “Si vous avez osé le lire, je me tuerai !” Nous avons essayé de le prendre par la douceur. Il ne nous a pas laissé parler : “Où est mon cahier ? Rendez-le-moi ! Je casserai tout jusqu'à ce qu'on me le rende !” Et avant que nous ayons pu l'en empêcher, il saisissait sur notre bureau un presse-papiers de cristal — vous le connaissez, Antoine ? c'est un souvenir que d'anciens élèves nous avaient rapporté du Puy-de-Dôme — et il le lançait à toute volée contre le marbre de la cheminée. C'est peu de chose », se hâta d'ajouter l'abbé, pour répondre au geste confus de M. Thibault ; « nous vous donnons ce détail terre à terre, pour vous montrer jusqu'à quel degré d'exaltation votre cher garçon était parvenu. Là-dessus il se roule sur le parquet, en proie à une véritable crise nerveuse. Nous avons pu nous emparer de lui, le pousser dans une petite cellule de récitation, contiguë à notre cabinet, et l'enfermer à double tour. »
— « Ah », dit M. Thibault en levant les poings, « il y a des jours où il est comme possédé ! Demandez à Antoine : est-ce que nous ne lui avons pas vu, pour une simple contrariété, de tels accès de fureur, qu'il fallait bien céder ; il devenait bleu, les veines du cou se gonflaient, il aurait étranglé de rage ! »
— « Ça, tous les Thibault sont violents », constata Antoine ; et il paraissait en avoir si peu de regret, que l'abbé crut devoir sourire avec complaisance.
— « Lorsque nous avons été le délivrer, une heure plus tard », reprit-il, « il était assis devant la table, la tête entre les mains. Il nous a jeté un regard terrible ; ses yeux étaient secs. Nous l'avons sommé de nous faire des excuses ; il ne nous a pas répondu. Il nous a suivi docilement dans notre cabinet, les cheveux emmêlés, les yeux à terre, l'air têtu. Nous lui avons fait ramasser les débris du malheureux presse-papiers, mais sans obtenir qu'il desserrât les dents. Alors, nous l'avons conduit à la chapelle, et nous avons cru séant de le laisser là, seul avec le bon Dieu, pendant une grande heure. Puis nous sommes venu nous agenouiller à son côté. Il nous a semblé, à ce moment-là, que peut-être il avait pleuré ; mais la chapelle était obscure, nous n'oserions l'affirmer. Nous avons récité à mi-voix une dizaine de chapelet ; puis nous l'avons sermonné ; nous lui avons représenté le chagrin de son père, lorsqu'il apprendrait qu'un mauvais camarade avait compromis la pureté de son cher garçon. Il avait croisé les bras et tenait la tête levée, les yeux fixés vers l'autel, comme s'il ne nous entendait pas. Voyant que cette obstination se prolongeait, nous lui avons enjoint de retourner à l'étude. Il y est resté jusqu'au soir, à sa place, les bras toujours croisés, sans ouvrir un livre. Nous n'avons pas voulu nous en apercevoir. À sept heures, il est parti comme de coutume, — sans venir nous saluer, cependant.
« Voilà toute l'histoire, Monsieur », conclut le prêtre avec un regard fort animé. « Nous attendions, pour vous mettre au courant, d'être renseigné sur la sanction prise par le censeur du lycée contre le triste sire qui s'appelle Fontanin : renvoi pur et simple, sans doute. Mais, en vous voyant inquiet ce soir… »
— « Monsieur l'abbé », interrompit M. Thibault, essoufflé comme s'il venait de courir, « je suis atterré, ai-je besoin de vous le dire ! Quand je songe à ce que de pareils instincts peuvent nous réserver encore… Je suis atterré », répéta-t-il, d'une voix songeuse, presque basse ; et il demeura immobile, la tête en avant, les mains sur les cuisses. N'eût été le tremblement à peine visible, qui, sous la moustache grise, agitait sa lèvre inférieure et sa barbiche blanche, ses paupières baissées lui eussent donné l'air de dormir.
— « Le vaurien ! » cria-t-il soudain, en lançant sa mâchoire en avant ; et le regard incisif qui, à ce moment-là, jaillit entre les cils, marquait assez que l'on se fût mépris en se fiant trop longtemps à son apparente inertie. Il referma les yeux et tourna le corps vers Antoine. Le jeune homme ne répondit pas tout de suite ; il tenait sa barbe dans sa main, fronçait les sourcils et regardait à terre :