Daniel se taisait.
— « Toi, ce n'est pas la même chose », répéta Jacques. « On sait te prendre, tu as été élevé d'une autre manière. C'est comme pour les livres : toi, on te laisse tout lire : chez toi la bibliothèque est ouverte. Moi, on ne me donne jamais que les gros bouquins rouge et or, à images, genre Jules Verne, des imbécillités. Ils ne savent même pas que j'écris des vers. Ils en feraient toute une histoire, ils ne comprendraient pas. Peut-être même qu'ils me cafarderaient à la boîte, pour me faire surveiller de plus près… »
Il y eut un assez long silence. La route, s'écartant de la mer, montait vers un boqueteau de chênes-lièges.
Tout à coup, Daniel se rapprocha de Jacques et lui toucha le bras.
— « Écoute », dit-il ; sa voix, qui muait, prit une sonorité basse, solennelle : « Je pense à l'avenir. Sait-on jamais ? Nous pouvons être séparés l'un de l'autre. Eh bien, il y a une chose que je voulais te demander depuis longtemps, comme un gage, comme le sceau éternel de notre amitié. Promets-moi de me dédier ton premier volume de vers… Oh, sans mettre de nom : simplement : À mon ami. — Tu veux ? »
— « Je te le jure », fit Jacques en se redressant. Et il se sentit grandir.
Arrivés au bois, ils firent halte sous les arbres. Au-dessus de Marseille, le couchant s'embrasait.
Jacques, qui se sentait les chevilles gonflées, retira ses bottines et s'étendit dans l'herbe. Daniel le regardait, sans penser à rien ; et tout à coup, de ces petits pieds nus, dont les talons étaient rougis, il détourna les yeux.
— « Tiens, un phare », fit Jacques en étendant le bras. Daniel tressaillit. Au loin, sur la côte, un scintillement intermittent piquait le fond soufré du ciel. Daniel ne répondit pas.
L'air avait fraîchi lorsqu'ils continuèrent leur voyage. Ils avaient projeté de coucher dehors, dans un buisson. Mais la nuit s'annonçait glacée.
Ils marchèrent une demi-heure sans échanger un mot, et débouchèrent enfin devant une auberge blanchie à neuf, dont on apercevait les gloriettes étagées sur la mer. La salle, éclairée, semblait vide. Ils se consultèrent. Une femme, les voyant hésiter sur le seuil, ouvrit la porte. Elle souleva vers eux son quinquet de verre, dont l'huile brillait comme une topaze. Elle était petite, âgée, et deux pendeloques d'or tombaient des oreilles sur son cou de tortue.
— « Madame », dit Daniel, « auriez-vous une chambre à deux lits pour cette nuit ? » Et, avant qu'elle l'eût interrogé : « Nous sommes deux frères, nous allons rejoindre mon père à Toulon, mais nous sommes partis trop tard de Marseille pour pouvoir coucher à Toulon ce soir… »
— « Hé, je pense ! » dit la bonne femme en riant. Elle avait, le regard jeune, joyeux, et agitait les mains en parlant. « De pied jusqu'à Toulon ? Vous m'en narrez des anecdotes ! Enfin, il n'importe ! Une chambre, oui, deux francs, payés de suite… » Et, comme Daniel tirait son portefeuille : « La soupe mijote : je vous en porte deux platées ? » Ils acceptèrent.
La chambre était une soupente, et il n'y avait qu'un seul lit dont les draps avaient déjà servi. D'un commun accord, sans explication, ils se déchaussèrent vivement et se glissèrent sous la couverture, tout habillés, dos à dos. Ils furent longs à s'endormir. La lune éclairait à plein la lucarne. Dans le grenier voisin, des rats galopaient avec un bruit flasque. Jacques aperçut une affreuse araignée qui cheminait sur le mur blafard et s'évanouit dans l'ombre ; il se jura de veiller toute la nuit. Daniel, en pensée, renouvelait le péché de chair ; son imagination enrichissait déjà ses souvenirs ; il n'osait bouger, trempé de sueur, haletant de curiosité, de dégoût, de plaisir.
Le lendemain matin — Jacques dormait encore — Daniel allait se lever pour échapper à ses visions, lorsqu'il entendit un remue-ménage dans l'auberge. Il avait vécu toute la nuit dans une telle hantise de son aventure, que sa première pensée fut qu'on allait le traîner en justice pour sa débauche. En effet, la porte, qui n'avait plus de loquet, s'ouvrit : c'était un gendarme, qu'amenait la patronne. En entrant, il heurta son front contre le linteau et retira son képi.
— « Ils ont débarqué à la nuit venante, couverts de poussière », expliquait la vieille, riant toujours, et secouant les pendeloques de ses oreilles. « Regardez plutôt leurs brodequins ! Ils m'ont narré des anecdotes de loup-garou, qu'ils voulaient aller de pied jusqu'à Toulon, que sais-je en outre ! Et celui-là, le grand sacriste », fit-elle en avançant vers Daniel son bras où cliquetaient des bracelets, « il m'a donné un billet de cent francs pour payer les quatre francs cinquante de la chambre et du souper. »
Le gendarme brossait son képi d'un air désabusé.
— « Allons, debout ! » ronchonna-t-il, « et donnez-moi vos noms, prénoms, et toute la séquelle. »
Daniel hésitait. Mais Jacques avait sauté du lit : en culotte et en chaussettes, dressé comme un coq de combat, il paraissait résolu à terrasser ce grand flandrin et lui criait au visage :
— « Maurice Legrand. Et lui, Georges. C'est mon frère ! Notre père est à Toulon. Vous ne nous empêcherez pas d'aller le rejoindre, allez ! »
Quelques heures plus tard, ils faisaient leur entrée à Marseille, dans une charrette au trot, flanqués de deux gendarmes et d'un chenapan auquel on avait mis des menottes. Le haut portail de la maison d'arrêt s'ouvrit, puis se referma lourdement.
— « Entrez ici », leur dit un gendarme, en ouvrant la porte d'une cellule. « Et retournez-moi vos poches. Donnez tout ça. On vous laisse ensemble jusqu'à la soupe, le temps de vérifier vos racontars. »
Mais bien avant l'heure du repas, un brigadier vint les chercher pour les conduire au bureau du lieutenant.
— « Inutile de nier, vous êtes pincés. On vous recherche depuis dimanche. Vous êtes de Paris : vous, le grand, vous vous appelez Fontanin ; et vous, Thibault. Des enfants de famille, courir les chemins comme des petits criminels ! »
Daniel avait pris une attitude ombrageuse ; mais il éprouvait un soulagement profond. C'était fini ! Déjà sa mère le savait vivant, l'attendait. Il lui demanderait pardon ; et ce pardon effacerait tout : tout, même ce à quoi il pensait à ce moment avec un trouble émoi, et que jamais il ne pourrait confesser à personne.
Jacques serrait les dents, et, songeant à son flacon d'iode, à son poignard, il crispait désespérément les poings au fond de ses poches vidées. Vingt projets de vengeance et d'évasion s'échafaudaient dans sa tête. À ce moment, l'officier ajouta :
— « Vos pauvres parents sont dans le désespoir. »
Jacques lui jeta un regard terrible ; et soudain son visage se crispa, il fondit en larmes. Il apercevait son père, Mademoiselle, et la petite Gise… Son cœur débordait de tendresse et de remords.
— « Allez faire un somme », reprit le lieutenant. « Demain, on pourvoira au nécessaire. J'attends les ordres. »
VIII
Depuis deux jours, Jenny somnole, très affaiblie, mais sans fièvre. Mme de Fontanin, debout contre la croisée, guette les bruits de l'avenue : Antoine est allé chercher les deux fugitifs à Marseille ; il doit les ramener ce soir ; neuf heures viennent de sonner ; ils devraient être là.
Elle tressaille : une voiture ne s'est-elle pas arrêtée devant la maison ?
Déjà elle est sur le palier, les mains à la rampe. La chienne s'est précipitée et jappe pour fêter l'enfant. Mme de Fontanin se penche : et soudain, en raccourci, le voilà ! C'est son chapeau, dont les bords cachent la figure, c'est le mouvement de ses épaules dans son vêtement. Il marche le premier, suivi d'Antoine, qui tient son frère par la main.