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Daniel lève les yeux et aperçoit sa mère ; la lampe du palier, qui est au-dessus d'elle, lui fait les cheveux blancs et plonge son visage dans l'ombre. Il baisse la tête et continue à monter, devinant qu'elle descend vers lui ; il ne parvient plus à soulever les jambes ; et tandis qu'il se découvre, n'osant relever la tête, ne respirant plus, il se trouve contre elle, le front sur sa poitrine. Son cœur est douloureux, presque sans joie : il a tant espéré cette minute, qu'il y est insensible ; et quand il s'écarte enfin, il n'y a pas une larme sur sa figure humiliée. C'est Jacques qui, s'adossant au mur de l'escalier, éclate en sanglots.

Mme de Fontanin tient à deux mains le visage de son fils et l'attire vers ses lèvres. Pas un reproche : un long baiser. Mais toute l'angoisse de la terrible semaine fait trembler sa voix, lorsqu'elle demande à Antoine :

— « Ont-ils seulement dîné, ces pauvres enfants ? »

Daniel murmure :

— « Jenny ? »

— « Elle est sauvée, elle est dans son lit, tu vas la voir, elle t'attend… » Et comme Daniel se dégage et s'élance dans l'appartement : « Doucement, mon petit, prends garde, elle a été bien malade, tu sais… »

Jacques, à travers ses larmes vite séchées, ne peut se retenir de jeter autour de lui un coup d'œil curieux : ainsi, voilà la maison de Daniel, voilà l'escalier qu'il grimpe chaque jour en revenant du lycée, le vestibule qu'il traverse ; et voilà celle dont il dit maman, avec cette étrange caresse de la voix ?

— « Et vous, Jacques », demande-t-elle, « voulez-vous m'embrasser ? »

— « Réponds donc ! » dit Antoine, souriant.

Il le pousse. Elle ouvre à demi les bras ; Jacques s'y glisse, et son front se pose là où Daniel vient si longtemps de laisser le sien. Mme de Fontanin, pensive, effleure des doigts la petite tête rousse, et tourne vers le grand frère son visage qui voudrait sourire ; puis, comme Antoine, resté sur le seuil, semble pressé de repartir, par-dessus l'enfant qui se cramponne, elle lui tend ses deux mains à la fois, d'un geste conscient et plein de gratitude :

— « Allez, mes amis, votre père lui aussi vous attend. »

La porte de Jenny était ouverte.

Daniel, un genou plié, la tête sur les draps, avait mis ses lèvres sur les mains de sa sœur, qu'il tenait réunies dans les siennes. Jenny avait pleuré ; ses bras tendus tiraient de biais le buste hors des oreillers ; l'effort se lisait sur ses traits, où l'amaigrissement n'avait laissé d'expression qu'aux yeux : regard encore maladif, toujours un peu dur et volontaire, regard de femme déjà, énigmatique, et qui semblait avoir pour longtemps perdu sa jeunesse et sa sérénité.

Mme de Fontanin s'approcha ; elle faillit se pencher, serrer les deux enfants dans ses bras ; mais il ne fallait pas fatiguer Jenny ; elle obligea Daniel à se relever, à l'accompagner dans sa chambre.

La pièce était gaiement éclairée. Devant la cheminée, Mme de Fontanin avait préparé la table à thé : des tartines grillées, du beurre, du miel, et, bien au chaud sous une serviette, des châtaignes bouillies, comme Daniel les aimait. Le samovar ronronnait ; la chambre était tiède, l'atmosphère douceâtre : Daniel pensa se trouver mal. De la main, il refusa l'assiette que sa mère lui tendait. Mais elle eut l'air si déçue !

— « Quoi donc, mon petit ? Tu ne vas pas me priver d'une bonne tasse de thé, ce soir, avec toi ? »

Daniel la regarda. Qu'avait-elle donc de changé ? Pourtant, elle buvait, comme toujours, son thé brûlant, à petites gorgées, et ce visage à contre-jour, souriant dans la buée du thé, était bien, un peu plus fatigué sans doute, le visage de toujours ! Ah, ce sourire, ce long regard… Il ne put supporter tant de douceur : il baissa la tête, saisit une rôtie, et, par contenance, fit mine d'y mordre. Elle sourit davantage ; elle était heureuse et ne disait rien ; elle dépensait le trop-plein de sa tendresse à flatter le front de la chienne, blottie au creux de sa robe.

Il reposa le pain. Les yeux toujours à terre, il dit, en pâlissant :

— « Et au lycée, qu'est-ce qu'ils t'ont raconté ? »

— « Je leur ai dit que ce n'était pas vrai ! »

Le front de Daniel se détendit enfin ; levant les yeux, il rencontra le regard de sa mère : regard confiant, certes, mais qui interrogeait malgré tout, qui souhaitait d'être confirmé dans sa confiance ; et le regard de Daniel répondit à cette question muette de la manière la plus indubitable. Alors elle s'approcha, radieuse, et, très bas :

— « Pourquoi, pourquoi n'es-tu pas venu me conter tout, mon grand, au lieu de… »

Mais elle se dressa, sans achever : un trousseau de clefs avait tinté dans l'antichambre. Elle restait immobile, tournée vers la porte entrebâillée. La chienne, remuant la queue, se glissa sans aboyer au-devant du visiteur ami.

Jérôme parut.

Il souriait.

Il était sans pardessus ni chapeau ; il avait un air si naturel qu'on eût juré qu'il habitait là, qu'il sortait de sa chambre. Il jeta un coup d'œil vers Daniel, mais se dirigea vers sa femme et baisa la main qu'elle lui laissa prendre. Un parfum de verveine, de citronnelle, flottait autour de lui.

— « Amie, me voilà ! Que s'est-il passé ? Je suis désolé, vraiment… »

Daniel s'approchait de lui avec un visage joyeux. Il s'était habitué à aimer son père, bien que, dans sa petite enfance, il eût longtemps manifesté pour sa mère une tendresse exclusive, jalouse ; et maintenant encore, il acceptait, avec une inconsciente satisfaction, que son père fût sans cesse absent de leur intimité.

— « Alors, tu es ici, toi, qu'est-ce qu'on m'a raconté ? » fit Jérôme. Il tenait son fils par le menton et le regardait en fronçant les sourcils ; puis il l'embrassa.

Mme de Fontanin était demeurée debout. « Lorsqu'il reviendra », s'était-elle dit, « je le chasserai. » Son ressentiment n'avait pas fléchi, ni sa résolution ; mais il l'avait prise à l'improviste et il s'était imposé avec une si déconcertante désinvolture ! Elle ne pouvait détacher de lui ses yeux ; elle ne s'avouait pas combien elle était bouleversée par sa présence, combien elle était sensible encore au charme câlin de son regard, de son sourire, de ses gestes : il était l'homme de sa vie. Une pensée d'argent lui était venue, et elle s'y accrochait pour excuser la passivité de son attitude : elle avait entamé le matin même ses dernières économies ; elle ne pouvait plus attendre ; Jérôme le savait, et sans doute il lui apportait l'argent du mois.

Daniel, ne sachant trop que répondre, s'était tourné vers sa mère : et il surprit alors sur le pur visage maternel, il n'eût pas su dire quoi, quelque chose de si particulier, de si intime, qu'il détourna la tête avec un sentiment de pudeur. Il avait perdu à Marseille jusqu'à l'innocence du regard.

— « Faut-il le gronder, Amie ? » disait Jérôme, avec un glissant sourire qui faisait luire ses dents.

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle lui jeta enfin, sur un ton où perçait comme un désir de vengeance :

— « Jenny a été tout près de mourir. »

Il lâcha son fils et fit un pas vers elle, le visage tellement alarmé qu'elle eût aussitôt consenti à tout pardonner afin d'effacer ce mal qu'elle avait d'abord souhaité lui faire.

— « Elle est sauvée », cria-t-elle, « rassurez-vous. » Elle se contraignait à sourire afin de le tranquilliser plus vite ; et ce sourire, en fait, était une capitulation momentanée. Elle en eut conscience. Tout conspirait contre sa dignité.