Выбрать главу

— « Allez la voir », ajouta-t-elle, remarquant que les mains de Jérôme tremblaient. « Mais ne l'éveillez pas. »

Quelques minutes s'écoulèrent. Mme de Fontanin s'était assise. Jérôme revint sur la pointe des pieds et ferma soigneusement la porte. Son visage rayonnait de tendresse, mais l'angoisse était dissipée ; il riait de nouveau et clignait des yeux :

— « Si vous la voyiez dormir ! Elle a glissé de côté, la joue sur la main. » Ses doigts modelaient dans l'air la forme gracieuse de l'enfant assoupie. « Elle a maigri, mais c'est presque tant mieux, elle n'en est que plus jolie, ne trouvez-vous pas ? »

Elle ne répondit rien. Il la regardait, hésitant, puis il s'écria :

— « Mais, Thérèse, vous êtes devenue toute blanche ? » Elle se leva et courut presque à la cheminée. C'était vrai : deux jours avaient suffi pour que ses cheveux, argentés déjà mais encore blonds, eussent tout à fait blanchi sur les tempes et autour du front. Daniel comprit enfin ce qui, depuis son arrivée, lui semblait différent, inexplicable. Mme de Fontanin s'examinait, ne sachant que penser, ne pouvant se défendre d'un regret ; et, dans la glace, elle aperçut Jérôme, qui était derrière elle : il lui souriait, et, sans qu'elle y prît garde, ce sourire la consola. Il avait l'air amusé ; il frôla du doigt une mèche décolorée qui flottait dans la lumière :

— « Rien ne pouvait vous aller si bien, Amie ; rien ne pouvait accuser mieux — comment dire ? la jeunesse de votre regard. »

Elle dit, comme pour s'excuser, mais surtout pour masquer un secret plaisir :

— « Ah, Jérôme, j'ai passé des jours et des nuits atroces. Mercredi on avait tout tenté, on n'osait plus espérer… J'étais toute seule ! J'ai eu si peur ! »

— « Pauvre Amie », s'écria-t-il avec élan. « Je suis désolé, j'aurais si facilement pu revenir ! J'étais à Lyon pour l'affaire que vous savez », reprit-il, et avec tant d'assurance qu'elle se prit à chercher un instant dans sa mémoire. « J'avais tout de bon oublié que vous n'aviez pas mon adresse. D'ailleurs, je n'étais parti que pour vingt-quatre heures : j'ai même perdu le bénéfice de mon billet de retour. »

À ce moment il se souvint que depuis longtemps il n'avait pas remis d'argent à Thérèse. Il ne pouvait rien toucher avant trois semaines. Il fit le compte de ce qu'il avait en poche, et ne put retenir une grimace ; mais il l'interpréta aussitôt :

— « Tout cela, pour pas grand-chose, aucun marché sérieux n'est conclu. J'ai espéré jusqu'au dernier jour, et je reviens bredouille. Ces gros banquiers lyonnais sont si tristes en affaires, si méfiants ! » Et il se lança dans un récit de son voyage. Il inventait d'abondance, sans le moindre trouble, avec un amusement de conteur.

Daniel l'écoutait : pour la première fois, devant son père, il éprouvait une sorte de honte. Puis, sans raison, sans aucune apparence de lien, il songea à cet homme dont lui avait parlé la femme de là-bas, son « vieux » disait-elle, un homme marié, un homme dans les affaires, qui venait toujours l'après-midi, expliquait-elle, parce qu'il ne sortait jamais le soir « sans sa vraie femme ». Et le visage de sa mère, qui écoutait, elle aussi, lui parut, à cette minute, indéchiffrable. Leurs regards se croisèrent. Que lut la mère dans les yeux de son fils ? Perçut-elle plus avant parmi des pensées que Daniel ne formulait pas lui-même ? Elle dit, avec une précipitation un peu mécontente :

— « Allons, va te coucher, mon petit ; tu es brisé de fatigue. »

Il obéit. Mais à l'instant où il se courbait pour l'embrasser, il eut la vision de la pauvre femme, abandonnée par tous tandis que Jenny se mourait. Par sa faute ! Sa tendresse s'accrut de tout le mal qu'il lui avait fait. Il l'étreignit, et murmura à son oreille :

— « Pardon. »

Elle attendait ce mot depuis son retour ; mais elle n'en éprouva pas le bonheur qu'elle eût goûté s'il l'eût prononcé plus tôt. Daniel le sentit, et en voulut à son père. Mme de Fontanin, elle aussi, en eut conscience ; mais c'est à son fils qu'elle en voulut, de ne pas avoir parlé tandis qu'elle était encore à lui seul.

Moitié par gaminerie, moitié par gourmandise, Jérôme s'était avancé jusqu'au plateau et l'inventoriait avec une moue amusée.

— « Pour qui donc, toutes ces chatteries ? »

Sa façon de rire était assez factice : il rejetait la tête en arrière, ce qui coulait les prunelles dans le coin des yeux, et il égrenait l'un après l'autre trois « ah », un peu forcés : « Ah ! ah ! ah ! »

Il avait traîné un tabouret près de la table et s'emparait déjà de la théière.

— « Ne buvez pas ce thé qui est tiède », dit Mme de Fontanin, en rallumant le samovar. Et comme il protestait : « Laissez-moi faire », dit-elle sans sourire.

Ils étaient seuls. Pour surveiller la bouilloire, elle s'était approchée, et respirait cette senteur acidulée de citronnelle, de verveine, qui montait de lui. Il leva la tête vers elle, souriant à demi, et son expression était tendre, repentante : il tenait sa tartine à la main, comme un écolier, et, du bras libre, il entoura la taille de sa femme, avec un sans-gêne qui confessait une longue expérience amoureuse. Mme de Fontanin se dégagea brusquement ; elle avait peur de sa faiblesse. Dès qu'il eut retiré son bras, elle revint achever le thé, puis s'éloigna de nouveau.

Elle restait digne et triste ; devant une telle inconscience, le plus âpre de sa rancune avait cédé. Elle l'examinait, à la dérobée, dans la glace. Son teint ambré, ses yeux en amande, la cambrure de sa taille, et jusqu'à la recherche un peu exotique de sa mise, donnaient à sa nonchalance quelque chose d'oriental. Elle se souvint qu'au temps des fiançailles elle avait écrit dans son journal : « Mon bien-aimé est beau comme un prince hindou. » Elle le regardait, et c'était toujours avec les yeux d'autrefois. Il s'était assis de biais sur le siège trop bas, et allongeait les jambes vers le feu. Du bout de ses doigts aux ongles polis, il beurrait l'une après l'autre ses rôties, les dorait de miel, et, penchant le buste au-dessus de l'assiette, mordait dans le pain à belles dents. Lorsqu'il eut fini, il but son thé d'un trait, se releva avec une souplesse de danseur, et vint s'allonger dans un fauteuil. L'on eût dit que rien ne s'était passé, qu'il vivait là comme autrefois. Il caressait Puce qui avait sauté sur ses genoux. Son annulaire gauche portait une large sardoine héritée de sa mère, un camée ancien où la silhouette laiteuse d'un Ganymède s'enlevait sur un noir profond ; l'usage avait aminci l'anneau, et la bague, à chaque déplacement de la main, glissait d'un bout à l'autre de la phalange. Elle épiait tous ses gestes.

— « Vous permettez que j'allume une cigarette, Amie ? »

Il était incorrigible et délicieux. Il avait une manière à lui de prononcer ce mot Amie, en laissant l'e final mourir au bord des lèvres, comme un baiser. L'étui d'argent brilla entre ses doigts ; elle reconnut son claquement sec, et ce tic qu'il avait de tapoter la cigarette sur le dos de sa main avant de la glisser sous la moustache. Et comme elle connaissait aussi les longues mains veinées, dont l'allumette fit soudain deux coquillages transparents, couleur de flamme !

Elle s'efforça de ranger la table à thé, calmement. Cette semaine l'avait brisée, et elle s'en apercevait à l'instant même où elle avait besoin de tout son courage. Elle s'assit. Elle ne savait plus que penser, elle entendait mal l'injonction de l'Esprit. Dieu ne l'avait-il pas placée auprès de ce pécheur, qui jusque dans ses dérèglements demeurait accessible à la bonté, pour qu'elle pût l'assister quelque jour dans son acheminement vers le Bien ? Non : le devoir immédiat était de préserver le foyer, les enfants. Sa pensée se redressait peu à peu. Ce fut un réconfort pour elle de se sentir plus ferme qu'elle n'avait cru. Le jugement qu'elle avait rendu, Jérôme absent, au fond de sa conscience éclairée par la prière, restait irrévocable.