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Jérôme la considérait depuis un moment avec une attention songeuse ; puis son regard prit une expression d'intense sincérité. Elle connaissait ce sourire en suspens, cet œil circonspect ; elle eut peur ; car s'il était vrai qu'elle déchiffrât à tout instant, presque malgré elle, la signification de ce visage capricieux, cependant, toujours, son intuition finissait par heurter un certain point limite, au-delà duquel sa perspicacité s'enlisait en des sables mouvants ; et souvent elle s'était demandé : « Au fond de lui-même, qu'est-il ? »

— « Oui, je comprends bien », commença Jérôme, avec une pointe de mélancolie cavalière. « Vous me jugez sévèrement, Thérèse. Oh, je vous comprends, je vous comprends trop bien. S'il s'agissait d'un autre que moi, je le jugerais comme vous faites, je penserais : C'est un misérable. Oui, un misérable — ayons au moins le courage des mots. Ah, comment vous expliquer tout cela ? »

— « À quoi bon, à quoi bon… », interrompit la pauvre femme ; et sa figure, qui ne savait pas feindre, suppliait.

Il s'était renversé au fond du fauteuil et fumait ; le croisement des jambes découvrait jusqu'à la cheville son pied qu'il balançait indolemment.

— « Rassurez-vous, je ne discuterai pas. Les faits sont là, ils me condamnent. Et pourtant, Thérèse, il existe peut-être de tout cela d'autres explications que celles qui sautent aux yeux. » Il sourit tristement. Il aimait à ratiociner sur ses fautes et invoquer des arguments d'ordre moral ; peut-être satisfaisait-il ainsi ce qui subsistait en lui de protestantisme. « Souvent », reprit-il, « une action mauvaise a d'autres mobiles que des mobiles mauvais. On paraît chercher la satisfaction brutale d'un instinct ; et, en réalité, quelquefois, souvent même, on cède à un sentiment qui est bon en soi — comme la pitié, par exemple. Ainsi l'on fait souffrir un être qu'on aime, et quelquefois c'est parce que l'on a pitié d'un autre être, disgracié, de condition inférieure, qu'un peu d'attention, croit-on, suffirait à sauver… »

Elle aperçut, sur le quai, cette petite ouvrière qui sanglotait. D'autres souvenirs s'évoquèrent, Mariette, Noémie… Elle avait l'œil fixé sur le va-et-vient du soulier verni, où s'allumait et s'éteignait tour à tour le reflet de la lampe. Elle se rappela, jeune mariée, ces dîners d'affaires, imprévus et urgents, dont il revenait au petit jour, pour s'enfermer dans sa chambre et dormir jusqu'au soir. Toutes les lettres anonymes qu'elle avait parcourues, puis déchirées, brûlées, piétinées, sans parvenir à atténuer la virulence du venin ! Elle avait vu Jérôme débaucher ses bonnes, une à une enjôler ses amies. Il avait fait le vide autour d'elle. Elle se souvint des reproches qu'au début elle avait hasardés, des scènes prudentes où elle parlait avec loyauté, avec indulgence, ne trouvant devant elle qu'un être dominé par ses caprices, fermé, fuyant, qui niait l'évidence avec une indignation puritaine, puis tout aussitôt, comme un gamin, jurait en souriant qu'il ne recommencerait plus.

— « Ainsi, voyez », poursuivit-il, « je me conduis mal avec vous, je… Si, si ! n'ayons pas peur des mots. Et pourtant je vous aime, Thérèse, de toute mon âme, et je vous respecte, et je vous plains ; et rien autre, jamais, j'en fais le serment, pas une seule fois, pas une minute, rien n'a été comparable à cet amour-là, le seul enraciné au fond de moi !

« Ah, ma vie est laide, je ne la défends pas, j'en ai honte. Mais vraiment, Amie, croyez-moi, vous commettriez une injustice, vous si pleine d'équité, en me jugeant seulement sur ce que je fais. Je… Je ne suis pas exactement l'homme de mes fautes. Je m'explique mal, je sens que vous ne m'entendez pas… Tout cela est mille fois plus compliqué encore que je ne peux le dire, et je ne parviens à l'entrevoir moi-même que par étincelles… »

Il se tut, la nuque courbée, les yeux au loin, comme s'il était épuisé par ce vain effort pour atteindre un instant la vérité intime de sa vie. Puis il releva la tête, et Mme de Fontanin sentit passer sur son visage le regard frôleur de Jérôme, si léger en apparence, mais qui possédait la vertu d'accrocher au passage les regards d'autrui, de les happer, pour ainsi dire, et de les tenir un moment englués, avant qu'ils pussent se détacher de lui : à la façon dont l'aimant attire, soulève et lâche un fer trop lourd. Une fois encore, leurs yeux se prirent et se quittèrent. « Toi aussi », pensa-t-elle, « ne serais-tu pas meilleur que ta vie ? »

Cependant elle haussa les épaules.

— « Vous ne me croyez pas », murmura-t-il.

Elle s'appliqua à prendre un accent détaché :

— « Oh, je veux bien vous croire, je vous ai si souvent cru, déjà ; mais cela n'a guère d'importance. Coupable ou non, responsable ou non, Jérôme, le mal a été fait, le mal se fait tous les jours, le mal se fera encore, — et cela ne doit pas durer… Séparons-nous, enfin. Séparons-nous définitivement. »

Elle y avait tant songé depuis quatre jours, qu'elle accentua ces mots avec une sécheresse à laquelle Jérôme ne se méprit pas. Elle vit sa stupéfaction, sa douleur, et se hâta de poursuivre :

— « Il y a les enfants, aujourd'hui. Tant qu'ils étaient petits, ils ne comprenaient pas, j'étais seule à… » (Mais au moment de prononcer le mot « souffrir », une pudeur la retint.) « Le mal que vous m'avez fait, Jérôme, il ne m'atteint plus, moi seule, dans mon… affection : il entre ici avec vous, il est dans l'air de notre maison, il est dans l'air que respirent mes enfants. Je ne le supporterai pas. Voyez ce qu'a fait Daniel cette semaine. Dieu lui pardonne, comme je lui ai pardonné, la blessure qu'il m'a faite ! Il la regrette, dans son cœur resté droit », — et son regard eut une lueur de fierté, presque de défi ; — « mais je suis sûre que votre exemple l'a aidé à faire le mal. Serait-il parti aussi facilement, sans souci de mon inquiétude, s'il ne vous voyait pas disparaître sans cesse… pour vos affaires ? » Elle se leva, fit un pas hésitant vers la cheminée, aperçut ses cheveux blancs, et, se penchant un peu dans la direction de son mari, sans toutefois le regarder : « J'ai bien réfléchi, Jérôme. J'ai beaucoup souffert cette semaine, j'ai prié, j'ai réfléchi. Je ne songe même pas à vous faire un reproche. D'ailleurs, ce soir, je n'en aurais pas la force, je suis exténuée. Je vous demande seulement de regarder la réalité en face : vous reconnaîtrez que j'ai raison, qu'il n'y a pas d'autre solution possible. La vie commune… » — elle se reprit — « … ce qui nous reste de vie commune, ce peu qui nous reste, Jérôme, c'est trop encore. » Elle se raidit, posa ses deux mains sur le marbre, et, ponctuant chaque mot d'un mouvement du buste et des mains, elle articula : « Je-n'en-veux-plus. »

Jérôme ne répondit pas ; mais avant qu'elle eût pu s'écarter, il avait glissé à ses pieds et posé la joue contre sa hanche, comme un enfant qui veut forcer le pardon. Il balbutia :

— « Est-ce que je pourrais me séparer de toi ? Est-ce que je pourrais vivre sans mes petits ? Je me brûlerais la cervelle ! »

Elle eut presque envie de sourire, tant il mit de puérilité dans le simulacre qu'il fit vers sa tempe. Il avait pris le poignet de Thérèse, qui pendait le long de sa jupe, et le couvrait de baisers. Elle dégagea sa main, et lui caressa le front du bout de ses doigts, d'un mouvement inattentif et las, qui semblait maternel, qui prouvait son irrémédiable détachement. Il s'y trompa et redressa la tête ; mais il comprit à l'examen de son visage combien il se leurrait. Elle s'était éloignée aussitôt. Elle tendit le bras vers une pendulette de voyage qui était sur la table de nuit.