— « Deux heures ! » fit-elle. « Il est affreusement tard. Je vous en prie… Demain. »
Il jeta les yeux sur le cadran, de là sur le grand lit préparé où gisait l'oreiller solitaire.
C'est à ce moment qu'elle ajouta :
— « Vous allez avoir de la peine à trouver une voiture. »
Il eut un geste vague, étonné ; il n'avait jamais eu le dessein de ressortir ce soir. N'était-il pas chez lui ? Sa chambre, toujours prête, l'attendait ; il n'avait qu'à traverser le couloir. Combien de fois était-il rentré, en pleine nuit, après quatre, cinq, six jours d'absence ? Et on le voyait apparaître au petit déjeuner, en pyjama, rasé de frais, plaisantant et riant haut pour vaincre chez ses enfants cette silencieuse défiance qu'il ne s'expliquait pas. Mme de Fontanin savait tout cela, et elle venait de suivre sur ses traits la courbe de sa pensée ; mais elle ne transigea pas et ouvrit la porte qui donnait sur le vestibule. Il passa, assez penaud dans le fond, mais gardant l'allure d'un ami qui prend congé.
Tandis qu'il endossait son pardessus, il songea qu'elle était sans argent. Il eût fait, sans hésiter, l'abandon des quelques billets qui lui restaient en poche, bien qu'il n'eût aucun moyen de se procurer d'autres subsides ; mais la pensée que cette diversion pût modifier quelque chose à son départ, qu'après avoir reçu cet argent elle n'eût peut-être plus pris la liberté de l'éconduire si fermement, cette pensée le froissa dans sa délicatesse ; et, plus encore, la crainte que Thérèse pût y soupçonner un calcul. Il dit seulement :
— « Amie, j'ai bien des choses à vous dire encore… »
À quoi elle répondit, vite, songeant à sa décision de rompre, puis aussi à la somme entendue :
— « Demain, Jérôme. Je vous recevrai demain, si vous venez. Nous causerons. »
Il prit alors le parti de s'en aller galamment, saisit le bout de ses doigts et y apposa les lèvres. Il y eut entre eux une seconde d'indécision. Mais elle retira sa main et ouvrit la porte du palier.
— « Eh bien, au revoir, Amie… À demain. »
Elle l'aperçut une dernière fois, le chapeau levé, descendant les premières marches, la tête inclinée vers elle, souriant.
La porte retomba. Mme de Fontanin restait seule. Son front s'appuya au chambranle ; le coup sourd de la porte cochère fit frémir jusqu'à sa joue la maison endormie. Devant elle un gant clair était tombé sur le tapis. Sans réfléchir, elle s'en saisit, le pressa sur sa bouche, le respira, cherchant, à travers ce relent de cuir et de fumée, un parfum plus subtil qu'elle connaissait bien. Puis, apercevant son geste dans la glace, elle rougit, laissa retomber le gant, tourna brutalement le commutateur, et, délivrée d'elle-même par les ténèbres, à tâtons, elle courut jusqu'aux chambres des enfants, pour écouter un long moment leurs respirations endormies.
IX
Antoine et Jacques étaient remontés dans leur fiacre. Le cheval n'avançait guère et semblait avec ses sabots jouer des castagnettes sur le macadam. Les rues étaient sombres. Une odeur de drap moisi s'évaporait dans l'obscurité de la guimbarde. Jacques pleurait. La fatigue, sans doute aussi l'accolade de cette dame au sourire maternel, le livraient enfin au remords : qu'allait-il répondre à son père ? Il se sentit défaillir et, se trahissant, vint appuyer sa détresse à l'épaule du frère, qui l'entoura de son bras. C'était la première fois que leurs timidités ne s'interposaient plus entre eux.
Antoine voulut parler, mais il ne parvint pas à dépouiller tout respect humain ; sa voix avait une bonhomie forcée, un peu rude :
— « Allons, mon vieux, allons… C'est fini… À quoi bon se mettre dans cet état-là… »
Il se tut et se contenta de garder contre lui le buste du petit. Mais sa curiosité le travaillait :
— « Qu'est-ce qui t'a pris, voyons ? » reprit-il avec plus de douceur. « Qu'est-ce qui s'est passé ? C'est lui qui t'a entraîné ? »
— « Oh, non. Lui, ne voulait pas. C'est moi, moi tout seul. »
— « Mais pourquoi ? »
Pas de réponse. Antoine poursuivit gauchement :
— « Tu sais, je connais ça, les liaisons au collège. Tu peux m'avouer bien des choses, à moi, je sais ce que c'est. On se laisse entraîner… »
— « C'est mon ami, voilà tout », souffla Jacques sans quitter l'épaule de son frère.
— « Mais », hasarda l'autre, « qu'est-ce que vous… faites ensemble ? »
— « Nous causons. Il me console. »
Antoine n'osait pas aller plus avant. « Il me console… » L'accent de Jacques lui serrait le cœur. Il allait dire : « Tu es donc bien malheureux, mon petit ? » lorsque Jacques ajouta crânement :
— « Et puis, si tu veux savoir tout : il me corrige mes vers. »
Antoine répliqua :
— « Ah, ça, c'est très bien, ça me plaît beaucoup. Je suis très content, vois-tu, que tu sois poète. »
— « Vrai ? » fit l'enfant.
— « Oui, très content. Je le savais d'ailleurs. J'ai déjà lu des poèmes de toi, j'en ai quelquefois trouvé, qui traînaient. Je ne t'en ai pas parlé. D'ailleurs, nous ne causions jamais ensemble, je ne sais pas pourquoi… Mais il y en a qui me plaisent beaucoup : tu as certainement des dons, il faudra en tirer parti. »
Jacques se pencha davantage :
— « J'aime tant ça », murmura-t-il. « Je donnerais tout pour les beaux vers que j'aime. Fontanin me prête des livres — tu ne le diras pas, dis, à personne ? C'est lui qui m'a fait lire Laprade, Sully Prudhomme, et Lamartine, et Victor Hugo, et Musset… Ah, Musset ! Tu connais ça, dis :
« Et ça :
« C'est beau, hein, c'est fluide ! Chaque fois, ça me rend malade. » Son cœur débordait. « À la maison », reprit-il, « on ne comprend rien, je suis sûr qu'on m'embêterait si on savait que je fais des vers. Tu n'es pas comme eux, toi », — et il pressait le bras d'Antoine contre sa poitrine, « je m'en doutais bien depuis longtemps ; seulement tu ne disais rien ; et puis tu n'es pas souvent là… Ah, je suis content, si tu savais ! Je sens que maintenant je vais avoir deux amis au lieu d'un ! »
— Ave Cæsar, voici la Gauloise aux yeux bleus…
récita Antoine en souriant. Jacques s'écarta :
— « Tu as lu le cahier ! »
— « Mais voyons, écoute… »
— « Et papa ? » hurla le petit, avec un accent si déchirant qu'Antoine balbutia :
— « Je ne sais pas… Peut-être l'a-t-il un peu… »
Il ne put achever. L'enfant s'était jeté dans le fond de la voiture et se roulait sur le coussin, la tête entre ses bras :
— « C'est ignoble ! L'abbé est un mouchard, un salaud ! Je lui dirai, je lui crierai en pleine étude, je lui cracherai à la figure ! On peut me chasser de l'École, je m'en fous, je me sauverai encore ! Je me tuerai ! »
Il trépignait. Antoine n'osait souffler mot. Tout à coup l'enfant se tut de lui-même, s'enfonça dans le coin, se tamponna les yeux ; ses dents claquaient. Son silence était plus alarmant encore que sa colère. Heureusement le fiacre descendait la rue des Saints-Pères ; ils arrivaient.