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« Mais ma dernière pensée, au seuil de l'au-delà, aura été pour toi, mon ami !

« Adieu ! »

Juillet 1920 — mars 1921.

LE PÉNITENCIER

(1922)

I

Depuis ce jour de l'année dernière où Antoine avait ramené les deux écoliers fugitifs, il n'était jamais retourné chez Mme de Fontanin ; mais la femme de chambre le reconnut, et, bien qu'il fût neuf heures du soir, l'introduisit sans façons.

Mme de Fontanin se tenait dans sa chambre, et ses deux enfants auprès d'elle. Assise devant la cheminée, le buste droit, sous la lampe, elle lisait un livre à haute voix ; Jenny, tapie au fond d'une bergère, tortillait sa natte, et, les yeux fixés sur le feu, écoutait ; Daniel, à l'écart, les jambes croisées, un carton sur le genou, achevait un croquis de sa mère, au fusain. Sur le seuil, Antoine, une seconde arrêté dans l'ombre, sentit combien sa venue était intempestive ; mais il n'était plus temps de reculer.

L'accueil de Mme de Fontanin fut un peu froid ; elle semblait surtout étonnée. Laissant là les enfants, elle conduisit Antoine dans le salon ; et dès qu'elle eut compris ce qui l'amenait, elle se leva pour chercher son fils.

Daniel paraissait maintenant avoir dix-sept ans, bien qu'il en eût quinze : une ombre de moustache accusait la ligne de la bouche. Antoine, intimidé, regardait le jeune homme bien en face, de son air un peu provocant, qui semblait dire : « Moi, vous savez, je vais au but sans détours. » Et, comme autrefois, un secret instinct lui faisait exagérer un peu cette allure de franchise dès qu'il se trouvait en présence de Mme de Fontanin.

— « Voici », fit-il. « C'est pour vous que je viens. Notre rencontre, hier, m'a fait réfléchir. » Daniel parut surpris. « Oui », reprit Antoine, « nous avons à peine échangé quelques mots, vous étiez pressé, moi aussi ; mais il m'a semblé… Je ne sais comment dire… Et puis vous ne m'avez demandé aucune nouvelle de Jacques : j'en ai conclu qu'il vous écrivait. N'est-ce pas ? Je soupçonne même qu'il vous écrit des choses, des choses que, moi, je ne sais pas et que j'ai besoin de savoir. Non, attendez, écoutez-moi. Jacques a quitté Paris depuis juin dernier ; nous allons être en avril ; cela fait bientôt neuf mois qu'il est là-bas. Je ne l'ai pas revu, il ne m'a pas écrit ; mais mon père le voit souvent : il me dit que Jacques se porte bien, travaille ; que l'éloignement, la discipline ont déjà produit d'excellents effets. Se trompe-t-il ? Le trompe-t-on ? Depuis notre rencontre d'hier, je suis inquiet tout à coup. L'idée m'est venue qu'il est peut-être malheureux, là où il est, et que, n'en sachant rien, je ne puis lui venir en aide ; cette idée m'est intolérable. Alors j'ai pensé à venir vous trouver, franchement. Je fais appel à votre affection pour lui. Il ne s'agit pas de trahir des confidences. Mais, à vous, il doit écrire ce qui se passe là-bas. Vous êtes le seul qui puissiez me rassurer — ou me faire intervenir. »

Daniel écoutait, impassible. Son premier mouvement avait été de se refuser à cet entretien. Il tenait la tête levée et fixait sur Antoine son regard que le trouble durcissait. Puis, embarrassé, il se tourna vers sa mère. Elle le considérait, curieuse de ce qu'il allait faire. L'attente se prolongeait. Elle sourit enfin :

— « Dis la vérité, mon grand », fit-elle, avec un geste aventureux de la main. « On ne se repent jamais de ne pas mentir. »

Alors Daniel, avec le même geste, avait pris le parti de parler. Oui, il avait reçu de temps à autre des lettres de Thibault ; lettres de plus en plus courtes, de moins en moins explicatives. Daniel savait bien que son camarade était pensionnaire chez un brave professeur de province, mais où ? Ses enveloppes étaient timbrées d'un wagon postal, sur le réseau du Nord. Une sorte de four-à-bachot, peut-être ?

Antoine s'efforçait de ne pas laisser paraître sa stupéfaction. Avec quel souci Jacques dissimulait la vérité à son plus intime ami ! Pourquoi ? Par honte ? La même, sans doute, qui poussait M. Thibault à maquiller aux yeux du monde la colonie pénitentiaire de Crouy, où il avait incarcéré son fils, en une « institution religieuse au bord de l'Oise » ? Le soupçon que peut-être ces lettres étaient dictées à son frère, traversa soudain l'esprit d'Antoine. On le terrorisait peut-être, ce petit ? Il se souvint d'une campagne entreprise par un journal révolutionnaire de Beauvais, et des terribles accusations portées contre l'Œuvre de Préservation sociale : mensonges dont M. Thibault avait fait justice, au cours d'un procès en diffamation qu'il avait gagné sur toute la ligne ; mais enfin ?

Antoine ne s'en rapportait vraiment qu'à lui-même :

— « Vous ne voulez pas me montrer une de ces lettres ? » demanda-t-il. Et voyant Daniel rougir, il s'excusa par un sourire tardif : « Une seule, pour voir ? N'importe laquelle… »

Sans répondre, sans consulter sa mère des yeux, Daniel se leva et sortit de la pièce.

Resté seul avec Mme de Fontanin, Antoine retrouva des impressions qu'il avait éprouvées jadis : dépaysement, curiosité, attirance. Elle regardait devant elle et semblait ne penser à rien. Mais on eût dit que sa présence suffisait à activer la vie intérieure d'Antoine, sa perspicacité. Autour de cette femme l'air possédait une conductibilité particulière. En ce moment, sans pouvoir s'y méprendre, Antoine y sentait flotter une désapprobation. Il ne se trompait guère. Sans blâmer précisément Antoine, ni M. Thibault, puisqu'elle ignorait le sort de Jacques, mais se souvenant de son unique visite rue de l'Université, elle avait l'impression que, souvent, ce qui se faisait là, n'était pas bien. Antoine la devinait, l'approuvait presque. Certes, si quelqu'un se fût permis de critiquer la conduite de son père, il se fût récrié ; mais, à cet instant et dans le fond de lui-même, il était, avec Mme de Fontanin, contre M. Thibault. L'an dernier déjà — et il ne l'avait pas oublié — lorsqu'il avait pour la première fois traversé cette atmosphère où baignaient les Fontanin, l'air familial, au retour, lui avait été plusieurs jours irrespirable.

Daniel revint. Il tendit à Antoine une enveloppe d'aspect misérable.

— « C'est la première. C'est la plus longue », dit-il ; et il fut s'asseoir.

« Mon cher Fontanin,

« Je t'écris de ma nouvelle maison. Toi, ne cherche pas à m'écrire, c'est absolument défendu ici. À part cela, tout est très bien. Mon professeur est bien, il est gentil pour moi et je travaille beaucoup. J'ai un tas de camarades très gentils aussi. D'ailleurs mon père et mon frère viennent me voir le dimanche. Tu vois donc que je suis très bien. Je t'en prie, mon cher Daniel, au nom de notre amitié, ne juge pas sévèrement mon père, tu ne peux pas tout comprendre. Moi, je sais qu'il est très bon, et il a bien fait de m'éloigner de Paris où je perdais mon temps au lycée, j'en conviens moi-même maintenant, et je suis content. Je ne te donne pas mon adresse, pour être sûr que tu ne m'écriras pas, car ici ce serait terrible pour moi.

« Je t'écrirai encore quand je pourrai, mon cher Daniel.

« JACQUES. »

Antoine relut deux fois ce billet. S'il n'eût reconnu à certains signes l'écriture de son frère, il eût douté que la lettre fût de Jacques. L'adresse de l'enveloppe était d'une autre main : une écriture de paysan, lâche, hésitante, malpropre. Forme et fond le déconcertaient également. Pourquoi ces mensonges ? Mes camarades ! Jacques vivait en cellule, dans ce fameux « pavillon spécial » que M. Thibault avait créé au pénitencier de Crouy pour les enfants de bonne famille, et qui était toujours vide ; il ne parlait à aucun être vivant, si ce n'est au domestique chargé de lui porter ses repas ou de le conduire en promenade, et au professeur, qui venait de Compiègne lui donner deux ou trois leçons par semaine. Mon père et mon frère viennent me voir ! M. Thibault se rendait officiellement à Crouy le premier lundi de chaque mois pour y présider le Conseil de Direction, et, ce jour-là, en effet, avant de repartir, il faisait comparaître quelques instants son fils au parloir. Quant à Antoine, il avait bien manifesté le désir d'aller faire visite à son frère à l'époque des grandes vacances, mais M. Thibault s'y était opposé : « Dans le régime de ton frère », disait-il, « l'important, c'est la régularité de l'isolement. »