Les coudes sur les genoux, il tournait le papier entre ses doigts. Il avait pour longtemps perdu le repos. Il se sentit tout à coup si désemparé, si seul, qu'il fut sur le point de tout confier à cette femme éclairée qu'un bon hasard mettait sur sa route. Il leva les yeux vers elle : les mains sur sa jupe, la figure pensive, elle semblait attendre. Son regard était pénétrant :
— « Si nous pouvions vous aider à quelque chose ? » murmura-t-elle en souriant à demi. La blancheur de ses cheveux légers faisait plus jeunes encore ce sourire et tout son visage.
Cependant, au moment de s'abandonner, il hésita. Daniel le contemplait de son air juste. Antoine craignit de paraître irrésolu, et plus encore de donner à Mme de Fontanin une fausse image de l'homme énergique qu'il était. Mais il se donna une meilleure raison : ne pas divulguer le secret que Jacques prenait tant de soin à cacher. Et, sans tergiverser davantage, se méfiant de lui-même, il se leva pour partir, la main tendue, avec ce masque fatal qu'il prenait volontiers et qui semblait dire à tous : « Ne m'interrogez pas. Vous me devinez. Nous nous comprenons. Adieu. »
Dehors, il se mit à marcher devant lui. Il se répétait : « Du sang-froid. De la décision. » Cinq ou six années d'études scientifiques l'obligeaient à raisonner avec une apparence de logique : « Jacques ne se plaint pas, donc Jacques n'est pas malheureux. » Et il pensait exactement le contraire. Il se rappelait avec obsession cette campagne de presse menée jadis contre le pénitencier ; il se rappelait surtout un article intitulé Bagnes d'enfants, où l'on décrivait par le menu la misère matérielle et morale des pupilles, mal nourris, mal logés, soumis aux punitions corporelles, abandonnés souvent à la brutalité des gardiens. Un geste de menace lui échappa : coûte que coûte, il tirerait le pauvre enfant de là ! Un beau rôle à jouer ! Mais comment ? Prévenir son père, discuter, il n'en était pas question : en fait, c'était contre son père, contre l'Œuvre fondée, administrée par lui, qu'Antoine s'insurgeait. Ce mouvement de révolte filiale était si nouveau pour lui qu'il en éprouva d'abord quelque gêne, puis de l'orgueil.
Il se souvint de ce qui s'était passé, l'an dernier, le lendemain du retour de Jacques. Dès la première heure, M. Thibault avait fait appeler Antoine dans son cabinet. L'abbé Vécard venait d'arriver. M. Thibault criait : « Ce vaurien ! Broyer sa volonté ! » Il ouvrait devant lui sa grosse main velue et la refermait lentement, en faisant craquer les jointures. Puis il avait dit, avec un sourire satisfait : « Je crois tenir la solution. » Et après une pause, soulevant enfin les paupières, il avait lancé : « Crouy. » — « Jacques au pénitencier ? » s'était écrié Antoine. La discussion avait été vive. « Il s'agit de broyer sa volonté », répétait M. Thibault, en faisant craquer ses phalanges. L'abbé hésitait. Alors M. Thibault avait exposé le régime particulier auquel serait soumis Jacques, et qui semblait, à l'entendre, bienfaisant et paternel. Puis il avait conclu, d'une voix pleine, en marquant les virgules : « Ainsi, mis à l'abri des tentations pernicieuses, purgé de ses mauvais instincts par la solitude, ayant pris goût au travail, il atteindra sa seizième année, et je veux espérer qu'alors il pourra sans danger reprendre auprès de nous la vie familiale. » L'abbé acquiesçait : « L'isolement produit des cures merveilleuses », insinuait-il. Antoine, ébranlé par l'argumentation de M. Thibault, par l'approbation du prêtre, avait fini par penser qu'ils avaient raison. Ce consentement, il ne le pardonnait aujourd'hui ni à lui-même, ni à son père.
Il marchait vite, sans regarder son chemin. Devant le Lion de Belfort, il fit volte-face et repartit à grands pas, allumant cigarette sur cigarette et jetant sa fumée au vent du soir. Il fallait frapper un coup droit : filer à Crouy, apparaître en justicier…
Une femme l'accosta, lui glissa quelques mots d'une voix câline. Il ne répondit rien et continua à descendre le boulevard Saint-Michel. « En justicier ! » répétait-il. « Démasquer la fourberie des directeurs, la cruauté des gardes-chiourme, faire un esclandre, ramener le petit ! »
Mais son élan était coupé. Son esprit suivait une double piste : en marge du grand projet, un caprice avait surgi. Il traversa la Seine : il savait bien où sa distraction le menait. Et pourquoi non ? N'était-il pas trop énervé pour rentrer dormir ? Il aspira l'air, tendit le buste, sourit. « Être fort, être un homme », pensa-t-il. Tandis qu'il s'engageait allègrement dans la ruelle obscure, un souffle généreux le souleva de nouveau : sa résolution lui apparut, en raccourci, lumineuse, déjà triomphante ; sur le point d'exécuter l'un des deux desseins qui depuis un quart d'heure se disputaient son attention, l'autre, du coup, lui semblait presque réalisé ; et ce fut en poussant d'un geste familier la porte à vitraux, qu'il précisa :
— « Demain, samedi, impossible de lâcher l'hôpital. Mais dimanche. Dimanche matin je serai au pénitencier ! »
II
Le rapide du matin ne s'arrêtant pas à Crouy, Antoine avait dû descendre à Venette, la dernière station avant Compiègne. Il sauta du train avec une animation extrême. Durant le trajet, malgré l'examen qu'il avait à passer la semaine suivante, il n'avait pu fixer son esprit sur les livres de médecine qu'il avait emportés. L'heure décisive approchait. Depuis deux jours son imagination lui représentait avec tant de précision l'accomplissement de cette croisade, qu'il pensait déjà avoir mis fin à l'incarcération de Jacques, et ne songeait plus qu'à reconquérir son affection.
Il y avait deux kilomètres à parcourir sur une belle route plane, égayée de soleil. Pour la première fois de l'année, après des semaines pluvieuses, le printemps semblait s'offrir enfin, dans le frais parfum de cette matinée de mars. Antoine regardait avec ravissement de chaque côté du chemin les champs hersés, déjà verdissants, et, sous le ciel clair de l'horizon où s'étiraient de légères vapeurs, les coteaux de l'Oise étincelants de lumière. Il eut un instant la faiblesse de souhaiter s'être trompé ; tant de calme l'environnait, tant de pureté ! Était-ce là le cadre d'un bagne d'enfants ?
Il fallait traverser le village de Crouy en son entier avant d'arriver à la colonie pénitentiaire. Et tout à coup, au tournant des dernières maisons, il reçut un choc : sans l'avoir jamais vu, il reconnaissait de loin, isolé comme un cimetière neuf dans sa ceinture de murs crépis, au milieu d'une plaine crayeuse dénuée de toute végétation, le grand bâtiment couvert de tuiles, et ses rangées de fenêtres à barreaux, et son cadran qui luisait au soleil. On eût dit une prison, si l'inscription philanthropique, gravée dans la pierre au-dessus du premier étage, ne se fût détachée en lettres d'or :
Il s'engagea dans l'allée sans arbres qui menait au pénitencier. Les petites fenêtres regardaient de loin venir le visiteur. Il s'approcha du portail et tira la cloche qui tinta dans le silence dominical. Le battant s'ouvrit. Un molosse fauve, enchaîné à sa niche, aboya avec fureur. Antoine pénétra dans la cour : un jardinet plutôt, une pelouse entourée de graviers, et qui s'arrondissait devant le casernement principal. Il se sentait observé et n'apercevait aucun être vivant, si ce n'est le chien, qui, tirant sur sa chaîne, ne cessait de donner de la voix. À gauche de l'entrée s'élevait une petite chapelle surmontée d'une croix de pierre ; à droite, une construction basse, sur laquelle il lut : Administration. C'est vers ce pavillon qu'il se dirigea. La porte fermée s'ouvrit au moment où il atteignait le perron. Le chien aboyait toujours. Il entra. Un vestibule carrelé, peint en ocre et garni de chaises neuves, comme un parloir de couvent. La pièce était surchauffée. Un buste en plâtre de M. Thibault, grandeur naturelle, mais qui sur ce mur bas prenait des proportions colossales, décorait le panneau de droite ; un humble crucifix de bois noir, orné de buis, essayait de lui faire pendant sur le mur opposé. Antoine restait debout, dans une pause défensive. Ah non, il ne s'était pas trompé ! Tout puait la prison !